Conte de Noël : Faydesetaqq
Un conte de Noël de Richard Levesque
Il était une fois, dans un pays de neige, là-haut, pas très loin du Pôle Nord, un village inuït. C’était il y a longtemps, bien avant que les Blancs n’aient sali le Nord avec leurs machines, leurs fusils, leur avidité, leurs maladies.
Dans ce village au bord de la grande mer arctique, les habitants vivaient heureux. Ils mangeaient à leur faim du phoque, du renne, du lièvre, des poissons de toutes sortes, parfois de la baleine. Ils avaient bien peu de choses, en vérité; mais chaque petite chose leur était un trésor : un couteau à neige fait d’un fanon de baleine, une lampe, des aiguilles, des fourrures, un harpon… Chaque trésor était soigneusement entretenu, chaque trésor était partagé selon les besoins de chacun.
Mais le plus grand des trésors, c’était le bonheur des enfants. Car pour le peuple dont je parle, il n’y avait pas de plus grande richesse que des enfants, pas de plus belle réussite que des enfants heureux.
Ainsi chaque naissance était une grande fête, l’occasion d’un festin, de chants, de danses, de vœux. Le sorcier du village se penchait sur le nouveau-né et lançait sur lui les meilleurs sortilèges. Toutes les femmes entouraient la nouvelle accouchée et lui offraient leur aide et leur amour. Et dès ce moment toutes les femmes du village étaient comme des marraines pour le nouveau-né. Dans leur belle langue, elles disaient « arnasiaq » ce qui veut dire à peu près « mère adoptive »… Ainsi le bébé serait accueilli dans tous les igloos, dans toutes les tentes, autour de tous les feux. Il était le fils de chacun des hommes, le petit-fils de chacun des vieux (inutaqqat) qui avaient moins de force pour la chasse et la pêche, mais bien plus de sagesse et de connaissances.
Quand l’un des vieux finissait par mourir, c’était une autre occasion de grande fête avec festin, chants et danses. Car pour ce peuple du froid, une mort n’était pas plus triste qu’une naissance. Elle n’était qu’un changement, comme lorsque l’hiver se change en printemps ou que l’automne se change en hiver.
L’inutaqqat qui avait fini sa saison de vie était habillé des plus belles fourrures de renard et de loup, puis on posait sur son visage un masque souriant découpé dans la peau d’un jeune renne. Puis le sorcier levait son bâton d’ivoire, qui était en fait la longue dent d’un narval, et c’était le signal. Alors tout le village venait s’asseoir autour du mort et chacun racontait son meilleur souvenir du défunt. Tous ceux qui voulaient parler, hommes, femmes même les enfants parfois, venaient dire un moment remarquable qu’il avait vécu avec celui ou celle qui ne serait plus qu’un souvenir…
***
…Un jour donc, un jour de printemps où le soleil timide commençait à faire pleurer les glaçons, une petite fille vint au monde, et cette petite fille allait changer le destin de bien des enfants de la Terre.
Dès son plus jeune âge, la petite Faydesetaqq surprenait toutes ses marraines par sa manière d’apprivoiser les chiens les plus mauvais. Les puissants chiens de traîneaux, les qimmiit, sont proches parents des amarok, ces loups efflanqués qui chassent les lemmings, les lièvres, les caribous et tout ce qu’ils peuvent trouver d’autre. Pourtant il suffisait que Faydesetaqq babille un peu en agitant ses petits bras, et les chiens les plus féroces venaient se coucher près d’elle en gémissant. Elle faisait une grande risette, et elle pouvait bien leur tirer les oreilles, monter sur leur dos, les grands chiens la laissaient faire.
Plus tard, on découvrit que son don s’étendait aussi à d’autres animaux. Un renard polaire (tiriangiaq) qui s’était aventuré près du village se mit à la suivre partout, et grâce à la présence de Faydesetaqq il put éviter les crocs des chiens qui d’habitude n’hésitaient pas à croquer ces jolies bêtes.
Plus tard encore, alors que Faydesetaqq devait avoir une dizaine d’années, il arriva qu’un ours polaire vint rôder dans le village, attiré sans doute par les reliefs d’un festin, un jour que la chasse au phoque avait été particulièrement bonne.
Les Inuits du village craignaient avec sagesse le grand ours blanc, et le combattaient seulement s’ils ne pouvaient faire autrement. Les hommes se rangèrent devant les femmes et les enfants, tenant leurs harpons comme des lances et criant très fort dans l’espoir d’effrayer le plus terrible des prédateurs.
Soudain la petite Faydesetaqq sortit du groupe et s’avança vers l’ours en chantant une drôle de mélopée. Le grand nanuk leva son museau rougi par le sang des restes de phoques et la regarda sans bouger. Un lourd silence tomba sur le village. Même les qimmiit, cachés derrière les habitations, cessèrent leurs gémissements.
Arrivée à quelques pas de lui, Faydesetaqq fit un geste du bras comme pour chasser l’ours. Et, aussi incroyable que cela paraisse, le terrible animal se mit à reculer doucement. Puis il fit demi-tour, jeta un dernier coup d’œil à la petite silhouette qui agitait toujours son bras, et s’en alla en trottinant. Tous les habitants du village, médusés, poussèrent ensemble un immense soupir.
—Cette petite est une fée, dit le sorcier.
En fait, il ne dit pas « une fée », parce que dans la langue des habitants de ce pays de neige, il n’existe pas de contes de fées, par conséquent il n’y a pas de mot pour désigner ce que nous appelons une fée. Mais ce que dit le sorcier, c’est que Faydesetaqq avait des pouvoirs merveilleux; qu’elle pouvait comprendre le langage des animaux; et qu’il fallait l’aider à développer ses forces. Dans notre langue à nous, c’est comme s’il avait dit : « Cette petite est une fée ».
À partir de ce jour, le sorcier, les vieux, les chasseurs, les marraines, tous donnèrent à Faydesetaqq tout leur savoir, tous leurs contes, tous leurs souvenirs, toutes leurs légendes. Et Faydesetaqq veilla sur son village, là-haut, pas très loin du Pôle Nord, au bord de la grande mer arctique. C’était il y a bien longtemps, avant que les Blancs ne viennent salir le Nord.
***
Quelques années passèrent encore. Faydesetaqq était devenue une très jolie jeune fille quand, une nuit de plein hiver (en fait, la nuit du solstice d’hiver), il arriva un événement dont même la mémoire des plus anciens n’avait pas souvenance.
Tout le monde dormait au village, quand soudain les chiens se mirent à grogner, à gronder puis à hurler comme leurs cousins loups. Inquiets, les habitants sortirent des igloos et virent, sur la mer arctique, une lumière qui s’avançait vers eux. Cette lumière grandit rapidement. Elle était habitée par un étrange personnage tout habillé de blanc.
Quand il arriva au milieu du village, ce personnage tendit la main et Faydesetaqq vint le rejoindre au milieu d’un halo plus éclatant que le plus beau des clairs de lune. Les chiens se turent. Tous ceux du village firent silence. Alors l’étranger leur parla avec les mots de leur langue. Il dit qu’il venait du pays où se trouvent les enfants avant leur naissance, et où se retrouvent les morts après leur mort. Il leur dit encore que Faydesetaqq allait retourner dans ce pays et que plus tard elle reviendrait au Nord avec ses frères pour apporter de la joie à tous les humains, comme elle avait apporté de la joie à leur village.
Ensuite la lumière, comme un kayak magique, s’éloigna sur la mer arctique avec Faydesetaqq et l’étranger qui se tenaient par la main.
Pendant des années, des décennies, des siècles, le village au bord de la grande mer continua de vivre sans changements importants, sans grands malheurs ni famines. Chose étrange, les ours blancs semblaient craindre de l’approcher. Les habitants en voyaient parfois sur la banquise ou sur la colline, mais jamais un nanuk ne vint menacer les humains, ni même les chiens.
Les phoques étaient abondants, le poisson aussi, souvent un caribou était pris par les chasseurs, presque chaque année une baleine venait s’échouer à proximité, apportant son abondance d’huile, de lard, de fanons, de grands os à façonner.
Et de génération en génération, lors des festins et des fêtes, les vieux racontaient aux plus jeunes l’histoire de Faydesetaqq, de ses dons magiques et de son départ pour le pays d’avant et d’après.
***
Je ne sais pas au juste ce qui, en fin de compte, est arrivé. Je sais seulement qu’un jour les Blancs sont venus avec leurs fusils, leur commerce, leurs maladies.
Maintenant il n’y a plus rien au bord de la mer arctique, rien que ce que les savants blancs appellent des « artéfacts d’une ancienne occupation du territoire ».
Pourtant il reste quelque chose de bien plus important que les quelques outils, traces de foyers et autres objets sur lesquels s’excitent les archéologues.
Il reste Faydesetaqq, qui revient chaque année pour apporter la paix, la beauté et l’amour dans le cœur des enfants du monde. Les Blancs ont déformé son nom, trop difficile à prononcer pour leur bouche. Ils l’appellent maintenant « Fée des Étoiles ».
Et si je n’étais pas un ancien lutin, je n’aurais jamais pu vous raconter cette histoire.
2 commentaires
J’ai adoré « le soleil timide commençait à faire pleurer les glaçons ». C’est vraiment très joli. Bravo à vous.