À la rencontre des orques de Gibraltar
Jean-Pierre Sylvestre a voyagé partout dans le monde, déterminé à observer et étudier les cétacés, ces petits et grands mammifères marins qui le passionnent depuis plusieurs décennies. À 63 ans, il a toujours la flamme et des projets plein la tête, incapable de mettre une croix sur les grandes aventures. Il est même sur le point de larguer les amarres en direction du détroit de Gibraltar où il compte retrouver une communauté d’orques ibériques dont la réputation n’est plus à faire.
Résident de L’Isle-Verte depuis quelques années, Jean-Pierre Sylvestre a ainsi quitté le confort de sa résidence le 7 juin afin d’embarquer dans un voyage de plusieurs semaines sur un tout petit voilier, au large de l’Espagne et du Portugal. Une expédition loin d’être banale qui, de son propre aveu, lui remettra «les mains dans le cambouis», au travail, après quelques années consacrées principalement à la rédaction et aux conférences.
Rencontré chez lui, entouré de revues scientifiques, de livres spécialisés et de trouvailles archéologiques témoignant de ses nombreux voyages, le naturaliste et conférencier a raconté avec enthousiasme et vivacité les prochaines semaines qui l’amèneront, son équipe de l’organisation Green Armada et lui, à la rencontre des orques ibériques. Des centaines d’heures en mer qui devraient, espère-t-il, lui permettre d’en savoir plus sur leur comportement et les façons de partager la mer avec l’Homme.
C’est que ces orques, issus d’une petite communauté d’une trentaine d’individus, sont au cœur de l’actualité internationale depuis 2020, alors que plus de 500 «interactions» avec des navires ont été rapportées. Des rencontres dont plusieurs ont été qualifiées «d’attaques», les orques détruisant les gouvernails des bateaux et causant même parfois quelques naufrages.
Dans les bulletins d’information, les plaisanciers ont témoigné plus d’une fois de leurs mésaventures, créant un sentiment de peur qui ne s’est pas estompé depuis. Les orques – décrits à tort comme des bêtes sanguinaires et féroces, des «baleines tueuses» – sont vus comme une menace. Une invraisemblance, selon Jean-Pierre Sylvestre.
«Ce sont des conneries», tranche le spécialiste qui étudie ces grands mammifères depuis la fin des années 70. «Ils sont curieux et ils jouent avec le bateau, comme le font les dauphins et d’autres cétacés. Je vois ça depuis 40 ans. C’est une culture qu’ils ont développée et qu’ils se transmettent.»
«Il suffit qu’un orque voit un voilier et s’y intéresse pour que ce soit communiqué à d’autres. S’ils voulaient attaquer les humains, on le saurait depuis longtemps…», relate-t-il.
Jean-Pierre Sylvestre suit le dossier des orques ibériques depuis que les premières «interactions», faute d’un meilleur terme, ont fait les manchettes il y a maintenant quatre ans. Plus récemment, quand une connaissance de longue date, Claude Rouquette, l’a contacté afin de lui parler de Green Armada et de son projet d’expédition, il n’a pas hésité à se lancer et à y prendre part. Après tout, «le terrain, c’est [son] truc», dit-il.
«Je reviens à ma petite enfance. Être sur le terrain, dans la flotte du matin au soir, c’est que je préfère. En plus, dans cette partie du monde, l’eau est chaude...», partage en riant celui qui agira comme conseiller scientifique sur l’expédition.
«Étudier les cétacés, c’est mon métier et là je vais travailler sur ceux dont tout le monde a peur. Il n’y a rien de mieux. C’est un très beau projet qui prend de l’ampleur et que je suis impatient de commencer.»
Quand il parle des orques, aussi appelés épaulards, on ressent qu’il a envers eux un attachement particulier. «Ce sont des créatures sociales très intelligentes, sans doute les plus intelligentes sur Terre», résume-t-il.
OBTENIR DES RÉPONSES
Ces dernières années, plusieurs hypothèses ont été soulevées pour expliquer le comportement des orques du détroit de Gibraltar. Certains ont parlé de vengeance à la suite d’une collision, d’autres de réactions à la perturbation des navires. Si Jean-Pierre Sylvestre tasse tout cela du revers de la main, il ne cache pas que les questions demeurent sans réponse. La première? Comment expliquer l’explosion du nombre de cas depuis 2020.
C’est dans ce contexte que le petit groupe d’une dizaine de personnes, dont il fait partie, partira une première fois à la rencontre de ces animaux qui fréquentent les eaux au large des côtes atlantiques de la péninsule ibérique, entre la mi-juin et aout. L’équipe, dirigée par l’homme d’affaires Olivier Cheyrezy, compte passer le plus de temps possible en mer, sur deux voiliers d’environ 35 pieds (11 mètres), afin de tenter d’y voir plus clair.
Grâce à plusieurs équipements à la fine pointe comme des drones sous-marins, ils comptent revenir avec de nouvelles données permettant d’obtenir des réponses limpides sur les actions des cétacés et sur la possible mise en place de mesure d’atténuation. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Déjà, des industriels, des chercheurs et des responsables de chantiers navals ont signifié de l’intérêt pour les travaux et les études qui découleront des expéditions prévues.
«Plus il y aura de voiliers, plus ça va s’intensifier. Il faut donc savoir comment les éviter ou comment se comporter avec ces interactions», soutient Jean-Pierre Sylvestre qui a aussi l’objectif d’écrire deux livres sur cette expérience.
Depuis 2020, des scientifiques ont tenté de comprendre cette dynamique unique entre les orques ibériques et les plaisanciers naviguant les eaux entre le Maroc et l’Espagne. Jusqu’ici, toutefois, personne n’aurait tenté une expédition similaire à celle envisagée par Green Armada. Du moins, c’est ce que prétend le Québécois d’adoption.
«Les gens ont peur», résume-t-il. «Les autorités demandent aux marins de longer les côtes. C’est très sérieux, mais en même temps, ça nous offre une opportunité extraordinaire.»
Le groupe sait d’ailleurs très bien dans quoi il s’embarque. Il sait aussi que les orques viendront vers les bateaux, comme ils le font chaque jour à cette période de l’année. C’est pourquoi il compte naviguer «à l’ancienne», sans radar ni électroniques, afin de maximiser ses chances de demeurer parmi les cétacés. Il estime aussi que le bateau résistera au jeu des orques grâce à la qualité de sa construction d’antan. «Notre pari, c’est qu’ils vont finir par nous laisser tranquille. C’est là qu’on pourra tout documenter.»
L’aventure s’annonce intense et mouvementée, à l’image des eaux de la mer Méditerranée. Jean-Pierre Sylvestre reste toutefois prêt à toute éventualité. Une fois le mois d’aout arrivé, période où les orques remonteront la côte portugaise, le groupe devrait par exemple se diriger vers l’Est et la mer d’Alboran, un lieu où vivent une concentration de rares cétacés. Le rêve. Jean-Pierre Sylvestre y sera comme un poisson dans l’eau.
PLUS DE 20 OUVRAGES
Depuis 1988, Jean-Pierre Sylvestre a voyagé dans le monde, principalement en Méditerranée, dans les Caraïbes, en Antarctique, en Arctique, en Asie, au Mexique, en Afrique du Sud et en Amérique du Nord pour étudier le comportement des cétacés. Photojournaliste, journaliste scientifique, naturaliste, conférencier…Jean-Pierre Sylvestre est aussi l’auteur de nombreux articles dans des revues spécialisées et d’une vingtaine d’ouvrages sur la faune sauvage. Il a notamment écrit «Dans le sillage des orques» en 2006, un livre de référence sur ces grands prédateurs des mers.
Originaire de France, mais installé au Québec depuis 1993, il a aussi fondé la société Orca dont l’objectif est de faire connaître et de promouvoir la biologie, principalement les animaux marins, par l’entremise de la recherche scientifique et du reportage photographique.
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