Le Palais aux mille horloges
À tous mes lecteurs, fidèles ou nouveaux, cette semaine je vous offre un conte inédit. C'est mon cadeau de vacances. Sachez le lire avec les bons yeux!
Le Palais aux mille horloges
Dans un pays, pas loin d’ici, il y avait un palais. Dans ce palais, il y avait mille horloges.
C’est que le roi de ce pays-là voulait toujours avoir l’heure juste. Le matin, en s’éveillant, il jetait les yeux sur sa pendule de chevet. Mais il se demandait aussitôt si cette pendule marquait bien « la bonne heure ».
Pour s’en assurer, il allait comparer avec le coucou du mur nord. Puis, pour vérifier si le coucou ne retardait pas, il allait consulter le cartel du foyer. De peur que le cartel ne soit en avance, il courait interroger l’horloge grand-père du couloir.
Ainsi, d’horloge en pendule et de coucou en cadran, le roi courait jusqu’au soir. Il s’habillait en allant d’une horloge à l’autre. Il mangeait en comptant les douze coups de midi. Il recevait ses ministres en surveillant les valets qui relevaient les poids, remon-taient les ressorts, tournaient les clefs, viraient les manivelles.
Par malheur, il se trouvait toujours une pendule pour sonner une minute après le coucou, une horloge pour carillonner trois secondes avant le cartel. Le roi n’était jamais tranquille. Le roi n’était jamais content. Il chicanait ses valets, rabrouait ses ministres, congédiait ses horlogers pour les rappeler tout de suite après.
—Comment peut-on gouverner un royaume, se lamentait le pauvre roi, quand on ne peut régler quelques horloges? Quelle sorte de roi suis-je, si je ne puis jamais savoir l’heure juste?
Ainsi, toute la journée, il se démenait, se désespérait, courait sans s’arrêter de pendule en horloge et de cadran en coucou.
À la millième horloge, il tombait de sommeil. Alors un vieux serviteur fermait sur lui les rideaux du grand lit. Mais toute la nuit, le roi rêvait. Dans son rêve, il voyait une princesse, la plus belle princesse du monde, qui courait vers lui en ouvrant ses beaux bras. Mais comme elle allait le rejoindre, un coucou géant sortait d’une tour en grinçant, enlevait la princesse dans son bec monstrueux et l’emportait tout en haut de la tour.
Le reste de la nuit, dans son rêve, le roi essayait d’escalader la tour. Il plantait ses ongles dans la pierre, grimpait, grimpait, mais chaque fois qu’il s’approchait du sommet d’où la princesse éplorée se penchait pour l’appeler, le coucou géant sortait pour sonner les douze coups de minuit, la tour se mettait à trembler et le roi retombait.
Puis venait le matin. Le roi s’éveillait et tout de suite jetait les yeux sur sa pendule de chevet.
Ainsi les jours passaient, les semaines, les mois et les années. Le roi maigrissait, le royaume dépérissait, les sujets étaient tristes, les ministres impuissants. Seuls les horlogers étaient heureux, car il faisaient des affaires d’or.
Or il y avait, au palais, une petite servante qui aimait beaucoup le roi. Pourquoi elle l’aimait, on ne le sait pas trop. Mais elle l’aimait vraiment beaucoup. Elle le trouvait beau, malgré son air toujours contrarié. Quand elle le croisait, toujours courant d’une horloge à l’autre, elle admirait son énergie et sa constance. Elle aurait voulu le consoler quand il se lamentait sur ses malheurs.
Seulement elle n’était qu’une humble petite servante que personne ne regardait, ni le roi ni ses ministres, ni les horlogers ni même les valets. Si quelqu’un l’avait bien regardée, il aurait vu comme elle était jolie, malgré sa robe toute simple et son modeste bonnet noir. Mais les valets étaient trop occupés à relever les poids, remonter les ressorts, tourner les clefs et virer les manivelles. Les horlogers n’avaient pas trop de tout leur temps pour ajuster les mouvements, rajuster les mécanismes, nettoyer les engrenages. Quant aux ministres, ils gardaient les yeux baissés pour ne pas trébucher sur le bord de leur robe en suivant la course du roi. Et le roi n’avait d’yeux que pour la position des petites et grandes aiguilles…
Donc la petite servante aimait le roi, et personne ne le savait. Elle l’aimait vraiment beaucoup. Mais comment faire pour qu’il la regarde, ne serait-ce qu’une fois?
Eh! bien, la petite servante a trouvé. Quand elle aime, une jeune fille trouve toujours le moyen pour que l’aimé la regarde. Même si l’aimé est un roi et la jeune fille une humble petite servante.
Voilà donc ce qu’elle fit. Une nuit, quand tout le monde au palais fut profondément endormi (même le roi qui rêvait d’une princesse enlevée par un coucou géant), la petite servante fit le tour de tous les salons, de tous les boudoirs, de tous les vestibules, de toutes les chambres, et elle arrêta toutes les pendules, les horloges, les cadrans, les cartels. Il lui fallut courir très, très vite, car il y avait mille horloges dans le palais, je vous le rappelle.
Mais elle réussit, car il n’est rien d’impossible à une jeune fille amoureuse.
Le matin suivant, quand le roi s’éveilla, il jeta les yeux sur sa pendule de chevet. Tout étonné, il vit qu’elle marquait dix heures dix. Il alla consulter le coucou du mur nord… qui marquait aussi dix heures dix. Comme le cartel du foyer. Comme l’horloge grand-père du couloir.
Toutes les petites aiguilles étaient sur le dix, toutes les grandes aiguilles sur le deux. Tous les rouages étaient arrêtés, tous les balanciers étaient immobiles, tous les carillons étaient silencieux.
Affolé, le roi se demandait :
—Quelle heure est-il? Quelle heure est-il? Il ne peut pas être dix heures dix, le soleil vient de se lever. Quelle heure est-il? Qu’est-il arrivé? Que vais-je devenir?
Les valets tremblaient, les ministres se regardaient en se demandant comment sauver la face, les horlogers n’osaient bouger de peur que toute la colère du roi ne tombe sur eux.
Alors la petite servante s’avança, humble et tranquille. Elle s’inclina devant le roi et dit :
—Sire mon roi, je sais que toute votre tristesse et tous les malheurs du royaume viennent de ce que vous ne pouvez jamais savoir l’heure juste. Si vous voulez bien m’écouter, je connais le moyen pour que vos mille horloges soient toutes en même temps exactement, précisément, rigoureusement à la bonne heure.
—Ne l’écoutez pas, sire, dirent les valets. Ce n’est qu’une petite servante de rien du tout.
—Ne l’écoutez pas, sire, murmurèrent les ministres. Mais ils ne savaient pas trop pourquoi il ne fallait pas l’écouter.
—Ne l’écoutez pas, sire, crièrent les horlogers. Elle n’a pas fait son apprentissage, elle n’a pas de diplôme!
—Je t’écoute, dit le roi en écartant valets, ministres et horlogers. Parle, petite servante. Si tu connais le moyen pour que toutes mes horloges me donnent l’heure juste, ne serait-ce qu’une fois pas jour, je suis prêt à t’offrir la moitié de mon royaume!
—Sire mon roi, répondit la petite servante, je sais ce qu’il faut faire pour que vos horloges vous donnent l’heure juste non pas une fois, mais deux fois chaque jour. Mais je ne veux pas de la moitié de votre royaume.
—Parle, dit le roi. Si ce que tu dis est vrai, tu pourras me demander tout ce que tu voudras!
Alors la petite servante tendit la main vers le cadran d’une grosse horloge grand-père.
—Voyez, sire mon roi, dit-elle. Toutes vos horloges marquent dix heures dix. Chaque matin et chaque soir, quand il sera réellement dix heures dix, toutes vos horloges vont vous donner l’heure durant toute une minute. Pour cela, il suffit qu’elles restent arrêtées…
Les valets se grattaient la tête sans comprendre. Les horlogers, qui avaient compris, se mirent à protester bruyamment. Les ministres, qui ne savaient s’ils devaient comprendre ou non, essayaient de prendre un air de convenance.
Sur le visage du roi, doucement, naquit un sourire. Et savez-vous, elle avait raison, la petite servante. Il était beau, le roi, quand il souriait…
—Petite servante, dit le roi, tu es bien sage. Et puis tu es bien jolie. Je me demande comment je ne l’avais pas remarqué avant… Tu as raison, bien sûr. Avoir l’heure juste deux fois par jour, c’est un bien grand privilège, pour un roi. Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai.
—Je ne veux pas la moitié de votre royaume, répondit la petite servante en rougissant un peu, mais je voudrais bien tout votre cœur, car je vous aime.
Ainsi le roi, ce matin-là, trouva la paix, la sagesse et l’amour. Depuis le royaume est prospère, les sujets sont heureux, les ministres discrets et les horlogers sont maigres.
Ah! J’oubliais de vous dire… Il arrive encore que le roi rêve, la nuit. Dans son rêve, c’est lui qui court vers la plus belle princesse du monde, et au moment où il va la rejoindre, un coucou géant sort d’une tour en grinçant. Alors la princesse tord le cou du coucou, qui se transforme en voilier avec deux mâts qui ressemblent à des aiguilles marquant dix heures dix.
Le roi et la princesse, qui ressemble parfaitement à la petite servante, s’embarquent sur le voilier et voguent vers un autre matin.
4 commentaires
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Comme quoi, on cherche trop souvent ailleurs ce qu’on a tout près de soi….
P.S. J’ai lu de vos écrits dernièrement, j’ai bien aimé « Comment sont nées les fleurs » et « l’Érable rouge », c’est un genre que me plaît beaucoup. J’avoue que j’ai beaucoup aimé.
@M. Thériault: Merci pour l'appréciation. Puisqu'on est dans les jeux de mots, je dirais que j'apprécie...
Pour ceux qui se le demanderaient, "Comment sont nées les fleurs" est dans mon livre LÉGENDES DE LA RIVIÈRE DU LOUP et "L'Érable rouge" dans les CONTES ET MENTERIES DU BAS-DU-FLEUVE.