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Le Lutin déchu

durée 5 décembre 2013 | 06h00

Si vous ne dormez pas, écoutez mon histoire.  C’est l’histoire de Mandar, qui a travaillé pendant quatre-vingt-dix-neuf ans aux ateliers du Père Noël et qui, depuis plus de vingt ans, parcourt les rues de notre ville à la recherche de son passé.

Car Mandar ne s’est jamais consolé d’avoir quitté le Pôle Nord.  Il est vieux maintenant: vous le savez, vous le rencontrez de temps en temps...  Mais oui, c’est lui, le grand type avec les cheveux longs et la barbe sale, qui porte souvent trois pardessus l’un sur l’autre et qui traîne tous ses biens dans des sacs en plastique.  On le traite parfois de vagabond, certains l’appellent « errant » ou « sans abri » ou même « clochard ».  Il n’est pas de très bonne compagnie, avouons-le: il a toujours soif et le mauvais alcool ou les fonds de bouteilles de vin ne le rendent pas plus joyeux ni plus sociable.

La plupart des gens évitent de l’approcher.  Quand il tend la main pour demander une cigarette ou une pièce de monnaie, on le regarde avec un mélange de peur et de mépris, et l’on marche plus vite.  Il y a même des jeunes qui lui crient des noms, qui lui lancent de la neige en hiver.  Parfois les policiers l’arrêtent et alors il passe quelques jours ou quelques semaines en prison, bien au chaud.

Si les gens savaient, pourtant!

Si les gens savaient que ce vieux « sans domicile fixe » a déjà vécu au domicile du Père Noël, là-haut, tout là-haut, sur la calotte glacée du Pôle Nord...

Moi qui vous parle, un soir, je me suis retrouvé assis à côté de Mandar sur un banc du parc Blais.  C’était l’été, il faisait chaud.  Malgré cela il portait un lourd pantalon de velours côtelé, un gilet de grosse laine et un manteau de drap sur un imperméable.  Un autre manteau et diverses autres choses bourraient deux sacs à poignée appuyés sur ses jambes.  Je dois bien l’avouer, ça ne sentait pas très bon.  Mais j’ai pincé un peu le nez, et je lui ai offert une cigarette.

Il m’a regardé avec méfiance, mais il a pris la cigarette.  Je lui ai donné du feu.  Il a fumé en silence pendant un moment, puis il a dit, sans me regarder:

—Merci.

Je n’ai rien répondu.  Il a fumé encore un moment, puis il s’est tourné vers moi et m’a observé longtemps.  J’avais toujours à la main le paquet de cigarettes et les allumettes.

—Tu ne fumes pas?  

—Non.  Je n’ai jamais fumé.  C’est un paquet de cigarettes que quelqu’un a oublié dans ma voiture, et je l’ai mis dans ma poche machinalement.  Vous le voulez?

Il est resté immobile pendant au moins trois minutes, me scrutant avec encore plus de méfiance.  Puis il a tendu la main, a pris le paquet de cigarettes et l’a glissé dans une poche de son manteau.

—Tu n’as rien à boire?  

—Non.

Nous sommes restés comme ça, sans bouger et sans parler, pendant encore un long moment.  Puis il s’est tourné vers moi et m’a demandé:

—Crois-tu au Père Noël?

J’avoue que la question m’a saisi, posée comme ça, en plein juillet, par ce grand homme sale et poilu.  À mon tour, je suis resté silencieux un long moment.  Pour finir j’ai répondu par une autre question:

—Qu’est-ce que vous voulez dire?

Son œil gris s’est assombri sous le sourcil broussailleux.  Je me suis fait l’impression d’un parfait ahuri…

—Je veux dire le Père Noël.  Il me semble que ma question n’est pas compliquée!…

J’essayai de répondre simplement:

—Non, bien sûr, je ne crois plus au Père Noël.  J’ai plus de cinquante ans, cher monsieur.  Je ne crois plus au Père Noël, ni à la fée Carabosse, ni aux génies qui sortent d’une bouteille.  Ni d’ailleurs à Dieu, au diable, à l’enfer ou au farfadet qui enterre des seaux d’or au pied de l’arc-en-ciel.

Il me fixait d’un air profondément malheureux.  Un moment je pensai qu’il allait se lever et partir.  Au lieu de cela, soudain, il éclata d’un grand rire (maintenant que j’y repense, c’est la seule fois où je l’ai entendu rire).

—Tu es bien naïf, mon gars, me dit-il en riant toujours.

Naïf ?  Il avait dit naïf?

—Tu es naïf de penser que le monde, et toi, et moi, tout ça peut exister sans toutes ces choses et ces êtres auxquels tu prétends ne pas croire.

—Dites-donc, êtes-vous un de ces missionnaires de rues ? rétorquai-je plutôt sèchement.  Allez-vous me…

—Je ne suis pas un missionnaire, me coupa-t-il, ni un saint ni un apôtre.  Je suis Mandar, actuellement clochard dans ta bonne ville du Sud.  Mais il y a vingt ans, j’étais un lutin de taille normale et je travaillais aux ateliers du Père Noël.  Au Pôle Nord.  Mais je suppose que tu ne crois pas non plus au Pôle Nord?

Je ne savais trop que faire et que penser.  Je décidai de « jouer le jeu », pour voir jusqu’où irait la folie de Mandar (quel nom bizarre!).

—Rassurez-vous, je crois au Pôle Nord.  Ne vous fâchez pas.

—Je ne suis pas fâché, je suis triste!

J’attendais qu’il continue…  mais il gardait le silence.  Il plongea la main dans une poche de son manteau, en tira le paquet de cigarettes que je lui avais donné, l’examina un instant comme s’il avait envie de me le remettre.  Finalement il en tira une cigarette, l’alluma et remit le paquet dans sa poche.  Sans dire un mot de plus, sans me regarder.  Je décidai de jouer encore plus loin son jeu:

—C’était comment, il y a vingt ans, au Pôle Nord?  Vous voulez bien me raconter?

—C’était le Royaume du Père Noël.  Pas besoin de te faire un dessin: des tas de contes et de chansons ont décrit le Royaume, et les imbéciles pensent que tout ça n’est rien que des chansons et des contes.  Seuls les enfants, certains humains plus sensés et les lutins déchus, comme moi, savent que tout est vrai.

Il tira une longue bouffée de sa cigarette et me demanda, en me regardant avec ses yeux à demi voilés par la fumée:

—Quel âge crois-tu que j’aie, mon gars ?

J’hésitai.  Honnêtement, il me paraissait plus vieux que moi, mais je craignais de l’insulter si je lui disais cela et qu’il était plus jeune.  La vie de clochard use vite son homme.

—Vous devez avoir à peu près mon âge, la cinquantaine ?  Un peu moins, peut-être?

Il eut un grognement bref, comme un rire sans joie.

—Tu oublies que je suis un lutin, fils.  J’ai trois cent vingt-six ans, en comptant à votre manière.  Les lutins sont adultes vers l’âge de trois cents ans, comme tu devrais le savoir.  J’ai passé mon enfance en Laponie, avec mes parents.  Quand j’ai atteint l’âge de deux cents ans, ce qui correspond au début de l’adolescence pour les humains, j’ai eu la chance d’entrer en apprentissage au Pôle Nord, dans le plus beau des ateliers du Père Noël.

Autant continuer de jouer le jeu…

De quel atelier parlez-vous?

Il jeta son mégot et l’écrasa soigneusement sous la semelle de sa grosse botte d’hiver.

—J’étais à l’atelier des trains miniatures.  Je sais bien que d’autres lutins préfèrent fabriquer des poupées, des ballons ou des jeux de constructions, et je dois avouer que l’atelier des chevaux de bois est quelque chose à voir…  Mais pour moi, il n’y a rien comme cette immense maison de bois où nous étions quelques milliers à dessiner, découper, forger, assembler, peindre et décorer des locomotives, des wagons, des gares, des villages entiers…

La voix de Mandar n’avait plus rien de rude ni de hargneux.  On aurait dit qu’il se parlait à lui-même, comme on parle à un enfant pour le consoler quand il est triste.

—J’ai tout fait, au cours de mon apprentissage.  Quand je suis arrivé, nous fabriquions bien sûr des trains à vapeur: ce n’est que bien plus tard que sont apparus les trains électriques.  Au début nous faisions presque tout en bois.  Ensuite nous avons utilisé surtout du métal, puis le plastique est arrivé. J’ai tout fait.  J’ai découpé des roues dans les rondins tournés par un autre lutin.  J’ai monté les petites plates-formes sur les petits essieux, j’ai installé les petits rails sur les petits dormants.  J’ai assemblé de minuscules chaudières qui produisaient vraiment de la vapeur, sur certains modèles.  J’ai peint les bancs et les passagers sur les fenêtres en métal des petits wagons.  J’ai collé les petits sapins dans la cour des gares miniatures.  Une fois, j’ai imaginé un tunnel avec trois maisons au-dessus, et quand le train s’arrêtait dans le tunnel, sa vapeur faisait fumer les cheminées des trois maisonnettes.  Cette fois-là, le Père Noël en personne m’a félicité.

Il s’interrompit, sortit d’une poche un immense mouchoir qui jadis avait été blanc, et se moucha bruyamment.

—Vous…  vous avez travaillé longtemps à l’atelier des trains miniatures? demandai-je pour combler le silence.

—J’ai complété tout l’apprentissage, qui dure cent ans quand on est doué.  J’étais très doué, je peux le dire sans fausse modestie.

Il regarda ses grosses mains sales, aux ongles ébréchés.

—Je pouvais tout faire: dessiner, mesurer, tailler, poncer, peindre, tourner, sculpter…  J’ai eu les meilleurs maîtres, et j’avais du talent.

Il secoua sa crinière emmêlée et sans doute pleine de poux et enfonça ses mains dans ses poches, comme pour les cacher.

—Et après?

—Après?  Il n’y a pas d’après.  Après, c’est la catastrophe.

Il se tut, pencha la tête.  Au bout d’un long moment il sortit les mains de ses poches, alluma une autre cigarette.  Le silence s’éternisait…  Je n’osais le rompre, et pourtant je voulais connaître la suite.  J’avoue qu’avec sa barbe et ses cheveux sales, son odeur de poubelles et ses deux manteaux superposés, ce drôle de personnage n’était pas loin de me convaincre qu’il existait bel et bien des lutins, un Père Noël et des ateliers de jouets au Pôle Nord.

—Les dernières années, reprit-il enfin, je me suis mis à grandir plus vite que les autres lutins de mon âge.  Comme tu sais, un lutin adulte est grand normalement comme un humain de trois ans.  Tout le Pôle Nord est construit à cette échelle, sauf bien sûr le château du Père Noël et les écuries des rennes.  Les ateliers, les dortoirs, les cuisines, les entrepôts, les salles de répartition, tout ça est à la mesure des lutins normaux…

Il s’arrêta un instant.  Sous les sourcils touffus, ses yeux paraissaient bien humides.

—À deux cent quatre-vingt-seize ans, j’étais déjà grand comme un humain de sept ans, et je grandissais toujours.  La Fée des Étoiles me regardait parfois avec tristesse, mais je ne comprenais pas pourquoi.  Puis un jour le Père Noël m’a fait venir dans son château et il m’a dit qu’il ne pourrait plus me garder à son service.  Je devais quitter le Pôle Nord et m’intégrer à la société des humains, dont j’allais atteindre la taille adulte dans quelques années.

—Il vous a congédié? m’indignai-je.  Il me semble que le Père Noël…

—Non, non, il ne m’a pas congédié.  Je m’explique mal.  Le Père Noël n’est pas un patron capitaliste qui se débarrasse d’un employé devenu inutile comme on jette une vieille chaussette.  Non.  Le Père Noël est la bonté même, tu le sais.  Seulement le Père Noël n’a pas tous les pouvoirs, il n’est pas le Bon Dieu.  Il n’avait pas le pouvoir de m’empêcher de grandir.  D’ailleurs je ne suis pas le seul, tu sais.  Depuis le temps, nous sommes quelques milliers de lutins comme moi, parmi les humains.  Seulement les autres, presque tous les autres, ont accepté l’oubli.  Moi, j’ai refusé.

—Que voulez-vous dire?

—Le Père Noël n’a pas tous les pouvoirs, mais il est quand même un très grand magicien, et sa sœur, la Fée des Étoiles n’est pas dépourvue non plus…  En résumé, quand un lutin est atteint de cette maladie incurable que nous appelons gigantisme, le Père Noël ne peut le guérir, mais il a le pouvoir d’effacer de son esprit tout souvenir de son enfance lutine.  Et la Fée des Étoiles lui invente des souvenirs humains, qu’elle imprègne dans sa mémoire.  Ainsi les anciens lutins qui doivent finir leur vie parmi vous ne souffrent généralement pas.

—Mais vous?…

—Moi, j’ai toujours eu ce que vous appelez drôlement une « tête de cochon ».  Quand le Père Noël m’a expliqué la situation, j’ai refusé tout net de perdre mes souvenirs de lutin.  Il a bien essayé de me convaincre, la Fée des Étoiles a usé de toute sa gentillesse pour m’avertir que je souffrirais beaucoup, que jamais je ne pourrais m’intégrer au monde des humains si mon passé de lutin n’était pas effacé.  J’ai refusé. Le Père Noël ne peut faire du bien à quelqu’un contre sa volonté. J’ai refusé jusqu’au bout.  Malgré leurs douces remontrances, malgré les diamants qui ont coulé sur les joues de la Fée des Étoiles, je suis parti vers le Sud sans que mes souvenirs aient été effacés.

Mandar interrompit son récit pour s’allumer encore une cigarette.  Il toussa un peu en avalant sa première bouffée de fumée.

—J’ai essayé de vivre comme vous, reprit-il après un moment.  J’ai trouvé un emploi: avec mes talents, ça n’a pas été difficile.  La menuiserie, l’ébénisterie, la ferronnerie, je pouvais tout faire.  Les patrons s’arrachaient mes services, là-bas, dans la grande ville.  Ils me donnaient beaucoup de cette chose bizarre que vous appelez de l’argent.  Mais ça ne me servait à rien.

—L’argent ne vous servait à rien? m’étonnai-je.

—L’argent, et le reste.  Ce qui semble avoir tant d’importance pour vous: la gloriole, les babioles qui brillent, la vitesse… Quand on a connu le Pôle Nord, quand on a créé des jouets qui ont allumé des yeux d’enfants…

—Mais l’amour? demandai-je.  Il a bien du y avoir une femme…

Ses yeux se voilèrent.

—Quand on a connu la Fée des Étoiles…

Je ne savais plus que dire.  Il se leva; je pensais qu’il allait s’en aller sans rien ajouter.  Je me trompais: il se pencha sur moi, sa barbe hirsute vint balayer mon épaule.  Il sentait vraiment mauvais.

—Tu sais, je pourrais être riche, avoir une belle maison, des voitures, des femmes, des costumes chic, des bijoux, des tas de soi-disant amis.  Je pourrais être beau et sentir bon.  Je pourrais même tourner mon nom et m’appeler Armand, comme tout le monde.  Peut-être que je finirais par oublier que j’étais un lutin.  Mais je te l’ai dit, j’ai une tête de cochon.  Je ne veux pas oublier.  Alors vos ambitions et vos mensonges…

Il ramassa ses sacs en plastique et, de son long pas régulier, remonta la rue Lafontaine.

Je suis resté longtemps assis sur le banc du parc Blais, avec les mégots écrasés à mes pieds.  Le vent se levait; il emporta vite l’odeur de crasse et de mauvaise haleine.

Je vous mets en garde, vous qui me lisez, petits et grands: quand vous croiserez un vagabond, un errant, un clochard, ne portez pas un jugement trop rapide.  Il se peut que ce soit un humain mal tourné, mais il se peut aussi que ce soit un lutin déchu.  Ou plutôt un lutin déçu.

Il m’a dit que j’étais naïf.

Je le suis peut-être…

 



 

commentairesCommentaires

4

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  • A
    Annie
    temps Il y a 10 ans
    Pfff! M. Levesque. Cette histoire n'est sûrement pas de vous sinon vous l'auriez connu lorsque vous étiez vous-même lutin (à moins que vous nous ayez compté une blague l'an passé...) ...

    Non, sérieusement, c'est un beau conte, comme tous ceux que vous nous offrez. Merci...
  • M
    Monique
    temps Il y a 10 ans
    Oui, c’est encore un bien joli conte. Et j’aime bien le message qu’il véhicule.
    Ah oui! Et félicitations à vous, M.Lévesque, quand on sait que votre mémoire d’ancien lutin n’a pas été effacée, non plus, de vous être si bien intégré à notre pauvre monde d’humains!
  • L
    Lily
    temps Il y a 10 ans
    Merci pour cette belle histoire !! Je veux le connaître moi, ce lutin.
  • R
    Renée
    temps Il y a 8 ans
    Quel joli conte! Je viens de découvrir votre blogue, même si vous l'avez écrit il y a 2 ans, c'est très inspirant! Merci!
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