Une génération sans peurs, les premiers véritables citoyens du monde
Avant-dernier texte de la série sur les baby-boomers
Prenez un enfant né entre 1946 et 1956.
Ses parents ont toujours eu des raisons d’avoir peur. Peur de la guerre, peur de la conscription. Peur de la Grippe espagnole. Peur de la pauvreté, du chômage, de la Crise. Peur de l’autre guerre, du rationnement, des sous-marins dans le Saint-Laurent. Peur du curé, peur du qu’en-dira-t-on, peur de l’enfer. Peur du patron, peur des communistes, de la bombe atomique. Peur de la maladie loin des hôpitaux. Peur de l’ignorance. Peur de tomber enceinte. Peur du noir. Peur de tout.
Pensez maintenant à cet enfant né dans les années du demi-XXe-siècle. Lui, qui a 15 ou 18 ans vers 1965, de quoi aurait-il peur?
L’argent coule à flots, il y a du travail pour tous ceux qui veulent travailler. La guerre est loin, et puis la guerre n’est plus ce qu’elle était : les bombardiers volent si haut que le pilote ne distingue même pas la terre sur laquelle pleuvent ses bombes. Les grandes maladies sont jugulées, sinon éradiquées : choléra, tuberculose, poliomyélite…
De la grippe asiatique de 1958, on garde surtout le souvenir d’un congé d’école!
La nourriture est surabondante, de plus en plus variée et bon marché. Quel plaisir de s’empiffrer!
Cholestérol, gras saturé ou radicaux libres ne sont que d’obscures notions de bas de pages dans le fond des bibliothèques médicales.
On s’adonne sans remords au plaisir de fumer. Les cigarettes coûtent 0,40¢ le paquet. Quant à la marijuana, elle n’est guère plus chère, ne contient rien de chimique et ne fait peur qu’aux vieux.
Personne n’a le mauvais goût d’évoquer le cancer du poumon, encore moins la nocivité de la fumée secondaire!
On lézarde au soleil, c’est si bon!
Qui a entendu parler de cette chose bizarre, la couche d’ozone?
Les écoles sont bondées. Les échecs ne sont pas trop à craindre : certains profs refusent toute idée de compétition entre leurs élèves et font passer tout le monde! Et puis, si on tombe sur un vieux cornichon qui ose exiger la preuve de nos apprentissages, ce n’est pas très grave : on recommence. Après tout, on n’est pas si mal à l’école, ni dans les cégeps. Avec les bourses et les prêts, on peut se faire une bonne petite vie!
Et puis, à la longue, on finit toujours par apprendre quelque chose. Jacques Languirand l’affirme sans détour : « Les boomers forment la génération la plus instruite de l’histoire de l’humanité. » Languirand a bien raison : la télévision est une école pour tous depuis les années ’50.. Puis, dans les années 1970, quelques jeunes sans complexe vont mettre au point l’ordinateur personnel, qui va engendrer Internet. Rien, auparavant, sauf peut-être l’invention de l’imprimerie, n’avait eu un tel impact sur le partage du savoir et le rapprochement des humains…
Les curés et autres religieux défroquent et souvent se marient. Alors le péché…
Dorénavant, le péché fait rire bien plus qu’il ne fait peur. En fait, l’idée de péché ne fait qu’augmenter un peu le plaisir.
La pilule a éliminé la crainte des grossesses, le sida n’est pas encore inventé; pour les autres maladies vénériennes on a de l’onguent gris, alors faisons l’amour, pas la guerre. Faisons l’amour à deux, à trois ou en communes!
On voyage! Certains visitent l’Ouest et les États sur le pouce.
Qui s’attaquerait à ces jeunes si sympathiques qui veulent voir du pays?
D’autres ont déjà une voiture, pas ces ridicules « suppositoires d’autobus » venus d’Europe ou d’Asie, mais de solides américaines avec d’énormes V8 de 400 chevaux et plus, avec du chrome à gogo et de la place, sur le siège arrière, pour bien des choses...
La consommation d’essence? Qui s’en occupe? L’essence coûte 0,08¢ le litre!
Les plus nomades prennent l’avion pour l’Europe, l’Amérique latine, l’Asie surtout. Ah! Katmandou… Et personne n’a entendu parler encore de « pirates de l’air », encore moins de « terroristes »…
De quoi auraient-ils peur, ceux qui atteignent la « majorité » vers 1965? Il ont reçu tout ce qui avait manqué à leurs parents, ils ont hérité d’un monde en pleine Renaissance. Et pour la première fois de l’Histoire, ce monde est à la dimension de leur regard.
On dit que les boomers sont des individualistes, et ils le sont, bien sûr. Mais on oublie qu’ils sont aussi la première génération de véritables citoyens du monde. Pour la première fois de l’histoire, le monde est à portée d’écran. Élection d’un nouveau pape, assassinat d’un président, premier pas d’un humain sur la Lune, les boomers québécois voient tout, savent tout, jugent de tout. Et quand le monde vient au Québec lors de l’Expo ’67, on le reçoit comme une parenté et non comme un étranger.
On dit aussi que les boomers sont égoïstes, et ils le sont parfois, c’est vrai. Mais on oublie que plusieurs traversent terres et océans pour apporter leur aide aux démunis. Des jeunes de partout vont nettoyer des plages engluées par un déversement de pétrole, d’autres vont travailler en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud. C’est l’âge d’or du SUCO et de bien d’autres organismes d’aide internationale.
Les boomers n’ont peur de rien. Ils n’ont pas peur de ce qu’ils sont, ils n’ont pas peur de ce qui les entoure. Ils ne craignent pas d’exiger, ils ne craignent pas non plus de donner.
Les baby-boomers n’auront peut-être laissé qu’une égratignure sur l’immense parchemin de l’histoire. Mais combien de générations humaines peuvent se vanter d’avoir marqué l’Histoire, combien d’humains peuvent prétendre qu’ils ont vécu « le début d’un temps nouveau » ?
8 commentaires
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Aucune peur. Vraiment. Je me souviens descendre des grosses cotes de gravelle en bicyclette en lâchant les pédales et bien sûr sans casque de protection, qui en portait? Ou de nos nombreux tours de chaloupe à moteur à grande vitesse sur le fleuve où mon oncle nous faisait peur, pour notre plus grand plaisir, en zigzaguant ou en la renversant légèrement sur le côté avec, bien sûr, les ceintures dans le fond de la barque alors que personne à bord ne savait nager. Quel plaisir on avait! Témérité ou inconscience du danger. Mais je suis toujours là… et jamais je ne voudrais que mes enfants agissent de la sorte. C’était le bon temps, comme on dit.
Chose certaine, je peux vous dire que vous me paieriez cher aujourd’hui pour recommencer de telles folies….
Permettez-moi une question un peu hors-sujet, mais qui me brûle les lèvres. Étudiante à l’automne 1988 dans votre classe de Bande dessinée et figuration narrative, à mon grand étonnement de vous voir partager si généreusement et avec empressement des livres de votre propre collection personnelle, vous m’aviez répondu à peu près ces mots « Un livre qui dort dans une bibliothèque, c’est comme du savoir qui s’empoussière ». Pouvez-vous m’en rappeler la formulation exacte? Tant qu’à vous citer sur mon Croque-livre que je suis en train de fabriquer pour les enfants du quartier, j’aimerais bien le faire avec précision.
Cordiales salutations,