L'objet venu d'ailleurs
L'horloge de l'hôtel de ville marquait trois heures du matin. Je remontai la rue Lafontaine d'un pas vif, en serrant les coudes contre mon corps. Il faisait froid.
La rue était déserte. Un taxi passait parfois très vite, profitant de l'absence de circulation à cette heure tardive; et, une fois, deux lourds camions-remorques s'engagèrent dans la montée en un lent et bruyant effort. Quelques déchets ballottés par le vent bougeaient sur le trottoir.
Je m'arrêtai un moment au coin des rues Lafontaine et Frontenac, pour admirer la perspective plongeante des néons s'abolissant au loin dans la brume du fleuve proche. Mais le froid me piquait les joues, et je repartis presque tout de suite. C'est en traversant la rue Frontenac que j'aperçus l'objet.
C'était une sorte de cylindre irrégulier en métal noir, brillant légèrement sur l'asphalte. Cela ressemblait vaguement à une grosse lampe de poche. Je le ramassai: c'était très lourd. Intrigué, je glissai l'objet dans la poche de mon paletot, au risque de déchirer le tissu, et je regagnai rapidement mon logis. Je déposai l'objet sur la table de la cuisine, m'assis, et entrepris d'examiner en détail ce que cela pouvait bien être.
Un cylindre noir, en métal indéniablement; mais un drôle de métal. Quand je grattai avec une lime à ongles, le son était le grincement du métal contre le métal, mais la couleur n'était en rien égratignée. Il ne s'agissait pas de peinture. En regardant attentivement, je distinguai des filets très minces au petit bout du cylindre. J'essayai de dévisser à la force des poignets, mais rien ne bougea.
Je descendis à la cave, coinçai l'objet dans les mâchoires d'un étau et, serrant le petit bout avec une clé anglaise, je pesai de tout mon poids. Il y eut un claquement sec, et je me retrouvai à plat ventre sur mon établi; mais la "chose" avait cédé.
J'enlevai la clé anglaise; le petit bout du cylindre se dévissait maintenant très facilement. Les filets étaient très petits, très serrés. Enfin une partie de l'objet, une sorte de couvercle, me resta dans la main.
À la lumière de l'ampoule nue l'intérieur de l'objet apparaissait vide, lisse, brillant. Je n'y comprenais rien; et avec la curiosité naïve d'un enfant, j'enfonçai un tournevis dans la "chose" pour tâter plus à fond. Rien. Quant au petit bout faisant office de couvercle, il était plein, sans aucune trace de fissure ou d’un autre filetage. Découragé, je rangeai mes outils et fermai la lumière. C'est à ce moment-là que commencèrent les sortilèges.
Une douce clarté rouge illumina la cave dès que j'eus abaissé le commutateur, et l'objet était la source de cette clarté. Ou plus précisément l'intérieur de l'objet. Sur mon établi, les outils étaient découpés en rouge de façon très visible; et, sans que cette luminescence soit forte ou dure pour l'oeil, je m'aperçus que je pouvais lire parfaitement le texte de la notice d'entretien pour ma fournaise, épinglé sur le mur à six mètres de moi.
Je rallumai l'ampoule du plafond: l'intérieur du cylindre cessa d'émettre sa clarté rouge, et ma vue redevint normale. J'éteignis de nouveau: le phénomène recommença. Comme si la lumière électrique —la lumière blanche— empêchait la source lumineuse d'émettre. Etrange...
Je repris l'objet en main, et sa pesanteur me surprit encore une fois. J’approchai la partie creuse de l’ampoule du plafond et regardai à l'intérieur. Je pus voir jusqu'au fond de la cavité cylindrique. Rien.
C'était donc le métal lui-même qui brillait dans l'obscurité... Une sorte de phosphorescence, sans doute. Pourtant l'intérieur du tube ne me semblait pas différent de l'extérieur: c'était la même matière, la même sensation au toucher, le même aspect à la vue.
J'étais fortement intrigué, mais aussi très fatigué. Je tentai une dernière expérience: replaçant le tube entre les mâchoires de l'étau, je le fixai solidement puis essayai de le scier avec une scie à métaux. Le seul résultat que j'obtins fut d'émousser ma scie. Sur le tube, je ne réussis même pas à tracer une égratignure.
Alors j'abandonnai, je fermai la lumière, et montai me coucher.
Avant de m'endormir, je pensai tout à coup que cette lumière rouge pouvait être dangereuse, qu'il pouvait s'agir d'une radiation nocive... et je me dis que j'aurais dû revisser les deux parties du tube avant de monter. Mais je m'endormais trop. Le sommeil me prit alors que je commençais à penser qu'il valait mieux redescendre...
* * *
Je ne me souviens pas d'avoir rêvé cette nuit-là. Quand j'ouvris les yeux il faisait grand jour, j'étais merveilleusement reposé, et je sentais en moi comme une force nouvelle - j'avais l'impression d'avoir rajeuni de dix ans. Dès mon réveil je pensai au tube mystérieux, et je me souviens d'avoir réfléchi tout haut:
—En tous cas, il n'y a sûrement pas de radiations dangereuses là-dedans!
Je sautai du lit en sifflotant, fis ma toilette en un tournemain, (il me sembla que mes cheveux étaient plus épais tout à coup), m'habillai en vitesse, avalai un café (il avait un goût plus fin que d'habitude me sembla-t-il) et me précipitai à la cave.
Mon cylindre était là, sur l'établi, comme je l'avais laissé. À la lumière du soleil entrant par la fenêtre, il s'était "éteint". Plus de clarté rouge. En voyant l'objet si inoffensif, si... ordinaire, je me demandai si je n'avais pas rêvé la lumière rouge, si je ne m'étais pas monté la tête pour rien. Peut-être après tout n'était-ce qu'un bout de tuyau oublié par un quelconque plombier, un tuyau fait d'alliage très dur et très lourd, et qui émettait une légère phosphorescence dans l'obscurité.
Pourtant je pris la précaution de revisser le tube avec soin et de le glisser dans le tiroir de l'établi avant de sortir. Etrangement, il me paraissait beaucoup moins lourd que la veille...
La porte donnant sur la rue grinçait depuis quelques semaines, et je n'avais pas trouvé le temps pour huiler la penture. Cela me fit sourire quand je l'ouvris pour sortir. Je posai le doigt sur la médiane exacte de la charnière et influai légèrement sur l’hydroxyde en formation. Ma porte se referma dans un merveilleux silence.
Je marchai d'un pas rapide, et sans aucune fatigue, jusqu'au restaurant de la rue Fraser où j'étais employé occasionnellement comme laveur de vaisselle. En passant, je réparai une automobile en panne qui bloquait la circulation au coin des rues Lafontaine et de la Cour: une simple redistribution des molécules d'azote dans le mélange air-essence du carburateur. Cela ne me prit qu'un geste; plusieurs badauds, et en particulier le conducteur de l'auto en panne, me parurent bien étonnés, je me demande pourquoi. Toujours est-il que je ne m'attardai pas, car j'étais quelques minutes en retard pour le restaurant.
Giovanni, le patron, avait sa tête des mauvais jours. Un mégot éteint pendait de sa lèvre inférieure, il n'était pas rasé, et son tablier blanc accentuait encore la maigreur de son torse et la longueur de ses jambes. Il répondit à mon salut par un grognement.
Anna était déjà dans la cuisine, en train de remuer la sauce pour les spaghettis du midi. Je l'aimais bien, Anna; pourtant avec sa verrue sur le nez, ses grosses lunettes et sa poitrine plate, elle n'avait rien pour exciter la concupiscence ! D'ailleurs Giovanni lui avait formellement interdit de se montrer aux clients. Et je pense bien qu'elle souffrait un peu, la bonne Anna, quand les impudiques petites serveuses se racontaient leurs aventures en attendant la salade ou les pommes de terre.
Je l'aimais bien, Anna. Sous son apparence de sorcière de l'Halloween, je savais qu'elle cachait un coeur d'or et une intelligence certaine. Elle lisait beaucoup, et parfois elle me parlait de Poésie ou d'Histoire, quand le défilé des assiettes à remplir ou à laver se ralentissait un peu. Une fois je lui avais demandé de me raconter sa vie, mais elle avait souri simplement, et avait continué à peler des légumes.
Je n'ai pu résister à l'envie de lui faire plaisir. Je me suis approché d'elle et j'ai tendu l'index vers sa verrue. Elle a reculé, choquée et un peu effrayée, mais j'ai prononcé les sons azwaves et elle s'est immobilisée. Alors j'ai influé sur l'irrigation des capillaires dans la bonne couche du derme, et la verrue s'est résorbée immédiatement. J'ai prononcé les sons evawzas, et je suis allé mettre mon tablier gris pendu derrière le grand évier. Pendant que j'attaquais la première pile d'assiettes sales, je voyais Anna se regarder le bout du nez, puis prendre une marmite et s'y mirer, puis se passer la main sur le visage. Après quelques instants elle est venue vers moi et m'a demandé:
—Comment as-tu fait? C'est un don que tu as?
—Bien sûr, c'est un don, répondis-je. Et je continuai à laver les assiettes. Mais je me sentais maintenant assez fatigué, bizarrement.
Finalement la journée a ressemblé aux autres journées, sauf que les petites serveuses ont regardé curieusement Anna toute la matinée en se demandant ce qu'elle avait de changé. Giovanni, lui, l'a vu tout de suite: quand il est entré pour mettre la soupe à chauffer, il s'est écrié:
—Madonna! Ma que tou as perdou ta vilaine bosse sour le nez! Va bene! Tou étais horribile, maintenant tou est seulement laide, povera!
N'empêche que ça l'a remis de bonne humeur, et il a chanté le reste de la journée.
* * *
La fin de ma journée a été plutôt pénible. On aurait dit que toute ma belle énergie du matin était partie, et puis j'avais l'esprit un peu confus. Je ne pouvais pas du tout comprendre comment j'avais fait certaines choses, comme réparer une voiture ou faire disparaître une verrue. Je me sentais comme quelqu'un qui s'éveille d'un rêve merveilleux, qui se rappelle avoir fait un rêve merveilleux, mais qui n'arrive pas à se souvenir de son rêve. Une fois, comme cela, j'avais allumé ma lampe de chevet au milieu de la nuit pour noter sur un bout de papier une idée sensationnelle pour faire fortune dans le commerce international; le matin, en me rasant, je m'étais tout à coup rappelé ce coup de génie, et j'avais fébrilement déchiffré mon gribouillage de la nuit. Sur le bout de papier, c'était écrit: "Prendre les pigeons gris et que les avions de lignes puissent passer sous l'eau"...
Toujours est-il que j'étais vanné quand enfin Giovanni m'a fait signe d'accrocher mon tablier. J'ai remonté la rue Lafontaine d'un pas bien pesant, et mon premier geste en entrant chez moi fut de me jeter sur le canapé, où je dormis deux heures d'affilée.
Je fus réveillé par un bruit de klaxon dans la rue. Il était près de minuit. Je bus un verre d'eau, tournai en rond pendant quelques minutes, puis soudain, je me rappelai ma trouvaille de la veille, et ça me fit comme la fois où j'avais repensé à mon rêve génial en me rasant. Je me précipitai à la cave, sortis l'objet du tiroir, dévissai le couvercle et fermai le plafonnier. Aussitôt je fus environné de clarté rouge.
Je m'amusai à lire encore la notice d'entretien de la fournaise, puis je rallumai le plafonnier pour essayer de la relire à la lumière "normale". Il me fallut m'avancer à moins d’un mètre pour distinguer un peu le texte, alors qu'à la lumière rouge, j'avais facilement lu même les plus petits caractères à plus de trois mètres de distance.
Je refermai la lumière électrique. L'idée m'effleura que j'aurais dû me poser des tas de questions, mais je ne m'en posai pas. Il me semblait tout naturel de voir ma vision s'aiguiser quand je baignais dans la clarté diffusée par l'objet venu d'ailleurs. C'est à ce moment-là que dans ma tête je commençai à l'appeler "l'objet venu d'ailleurs".
J'aurais dû être excité; j'étais parfaitement calme. Je n'étais même pas vraiment curieux. Je ne fis pas d'autres expériences que celle de la lecture à distance. Simplement je revissai les deux parties de l'objet, je le remis dans le tiroir et j'allai me coucher.
Ma nuit fut reposante, sans plus. Et le lendemain fut une journée ordinaire, et le surlendemain aussi. Je n'avais pas oublié l'objet, je m'en étais comme... désintéressé. Je vivais ma pauvre vie de laveur de vaisselle sans passé, sans avenir, sans passions, sans rien. Ma pauvre vie de grand garçon seul, n'ayant reçu pour héritage qu'une maison en assez bon état, une intelligence très ordinaire, un physique ingrat et une immense timidité. Ma pauvre vie d'innocent. Personne ne me posait de questions, personne ne remarquait seulement mon existence, et au fond j'étais presque heureux dans ce cocon d'insignifiance où je me blottissais comme une chenille qui ne verrait pas l'intérêt de se transformer en papillon.
Et ça aurait pu durer ainsi des années, si Anna m'avait laissé tranquille comme d'habitude.
Mais un après-midi (c'était dimanche, je m'en souviens parce que le lendemain j'avais congé) elle s'est approchée de moi et m'a dit:
—C'est drôle ce que tu as fait l'autre jour pour ma verrue. Depuis des années que je l'avais sur le nez. Tu sais, ça n'était pas vraiment une verrue. C'était une sorte de tumeur, un kyste. Il aurait fallu un chirurgie pour m'en débarrasser, selon le médecin que j'ai consulté.
Je l'écoutais en continuant à laver mes assiettes. Elle parlait lentement, d'une toute petite voix. Elle a continué:
—Je n'avais pas d'argent pour le chirurgien, tu penses bien. Mais cette tumeur-là me faisait beaucoup souffrir. Oh! pas tellement pour des raisons esthétiques (elle était comme ça, Anna, elle sortait parfois des mots savants qui surprenaient dans sa bouche...); d'ailleurs, avec la tête que j'ai, un kyste de plus ou de moins... Non, je souffrais bêtement parce que j'avais peur du cancer. Tu comprends, quand on parle de tumeur, on pense tout de suite au cancer.
Elle avait pris un linge et machinalement m'aidait à essuyer les assiettes. Heureusement, ni Giovanni ni les petites serveuses ne sont venus déranger notre tête-à-tête. Anna a repris:
—Alors quand tu as fait partir mon kyste, au début j'ai pensé que tu avais une sorte de don, comme ceux qui arrêtent le sang ou font disparaître les verrues, justement. Mais ça n'était pas une verrue. Alors veux-tu bien me dire comment tu as fait?
Je lui ai jeté un regard furtif; elle était immobile, une assiette dans une main et un linge blanc dans l'autre. Elle me regardait comme fascinée, ses yeux grossis comiquement par les épais verres de ses lunettes. Elle avait l'air à la fois émerveillée et prodigieusement intriguée. J'ai répondu évasivement:
—J'ai juste voulu te faire plaisir. Je savais que je pouvais arranger ton nez, c'est tout.
Elle a posé l'assiette sur la pile, puis elle a soigneusement plié le linge et l'a rangé sur le comptoir. Ensuite elle a mis sa grosse main rouge sur mon poignet, et elle a dit:
—Je pense que tu es différent. Oh! il y a longtemps que je sais que tu es différent des autres... Mais je pense que tu es différent de l'image que tu veux qu'on ait de toi.
J'ai levé la tête, surpris. Anna est très intelligente. Elle m'a souri, et je lui ai souri aussi. Et j'ai voulu lui faire encore plaisir, alors sans bien réfléchir je lui ai dit:
—Tu sais, je pense que j'ai un truc chez moi qui pourrait améliorer ta vision. Tu ne veux pas venir ce soir?
Elle a souri encore plus et elle fait "oui" de la tête. Puis elle est retournée à ses légumes, et j'ai fini tranquillement de laver ma vaisselle.
(À suivre)
11 commentaires
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J’ai accroché sur des petits trucs qui m’intriguent pas mal… Vivement la suite!
J'ai hâte de voir ce qu'il va se passer!
Votre histoire, elle est prévue sur combien de semaines? ou devrais-je plutôt dire: Combien de temps durera le plaisir?
Les autres?