Conte du Jour de l’An
Il faisait chaud dans le magasin général. La grosse fournaise, pleine de bon érable, ronflait sous la grande grille de fer. Les clients avaient déboutonné capots de chat et parkas en étoffe du pays. Casques, tuques et mitaines jonchaient le comptoir secondaire.
Quatre gros habitants jouaient au bridge sur la petite table, devant l’office. Quatre jeunots s’amusaient au jeu de pichenotte. Les autres, dont mon grand-père Arthur, fumaient leur pipe, assis sur les longs bancs bruns ou sur les fauteuils en contreplaqué que mon frère Camillo avait récupérés dans la carlingue d’un bombardier DC-3.
Mon père Camille et ma sœur Mariette, derrière le comptoir principal, préparaient les « effets » commandés : sucre, farine, sel, thé –mais aussi, en cette période des Fêtes, les bonbons clairs, les « chocolats-casques », les biscuits Village.
Moi, du haut de mes huit ans, je regardais, par la grande vitrine, l’après-midi qui allait tomber dans le soir. Il y avait beaucoup de neige déjà. Il faisait un froid sec dehors. Quand j’étais rentré tantôt, après avoir glissé longtemps sur mon traîneau, j’avais les joues bien rouges et les doigts raides dans mes mitaines.
C’était autour de 1950. On était le 30 décembre. L’avant-veille du Jour de l’An.
***
Soudain, dans le descendant de la Traverse, j’ai vu venir un drôle d’équipage : un traîneau attelé à un gros chien tout ébouriffé, avec dans le traîneau un petit garçon tenant dans ses bras un gros sac. De chaque côté du traîneau, un autre garçon de douze à quinze ans et un homme d’une quarantaine d’années. Les trois étaient habillés n’importe comment et semblaient bien fatigués. Pit Plourde, qui s’adonnait à regarder dehors lui aussi, s’est écrié :
—Tiens, v’là les quêteux Jalbert! Sortez vos cennes noires!
Grand-père Arthur s’est levé pour venir voir. Il a demandé :
—C’est qui, ce monde-là?
—C’est une famille de nécessiteux, a répondu Mariette. La mère est malade, le père n’est pas capable de se trouver de l’ouvrage; ils font bien pitié.
—Ils viennent de loin? demanda encore grand-père Arthur.
—Ils ont une cabane de l’autre bord du village. L’autre jour la mère est venue nous demander de leur garder les épluchures de patates, parce qu’elle n’avait pas d’argent pour acheter à manger. On lui a donné une poche de patates, mais elle doit être vide à l’heure qu’il est.
Pendant cette conversation, le gros chien avait amené le traîneau jusque devant la porte du magasin. Les trois Jalbert sont entrés en courant : ils étaient à moitié gelés, dans leurs guenilles trouées et bien trop minces. Le plus jeune garçon tenait toujours dans ses bras le gros sac de coton. Il y a eu un moment de silence, puis le père Jalbert a pris le sac et en a sorti un accordéon qui avait eu des jours meilleurs… Il s’est mis à jouer un air joyeux pendant que les deux garçons allaient se placer le plus près possible de la grille de la fournaise.
—À vot’ bon cœur, la compagnie, a lancé le père Jalbert, c’est le temps des Fêtes, ça fait qu’on va vous chanter un beau chant, pis ensuite Mathieu va passer le chapeau pis si vous avez aimé notre chant vous serez généreux, le bon Dieu vous le rendra !
Là-dessus il commence, sur son accordéon, « Il est né, le divin enfant », et les deux garçons commencent à chanter d’une voix un peu chevrotante, mais très juste. Ensuite le père entonne lui-même une autre chanson dont je me rappelle encore le début :
« Nicolas, si tu la prends trop belle,
On te l’enlèvera, Nicolas… »
Quand il a fini, le plus jeune des garçons, celui qui s’appelle Mathieu, enlève sa tuque et se promène parmi les gens. Quelques-uns mettent un cinq sous dans la tuque, d’autres un sou noir, d’autres ne donnent rien. À ce moment grand-père Arthur se lève, frappe sa pipe avec force sur le gros crachoir de fer et prend la parole, lui qui pourtant n’est pas un « parleux ».
—Il fait frette dehors, commence-t-il. Ce monde-là a encore long à faire pour arriver chez eux. On peut pas les laisser reprendre le chemin à moitié habillés, comme ils sont.
Dans le magasin soudainement silencieux, les gros cultivateurs et les jeunesses baissent la tête, se regardent par en dessous, jettent parfois un œil sur le père Jalbert qui, étonné, suspend le geste d’envelopper son accordéon dans le sac de coton.
—Camille, continue grand-père Arthur, prépare des bonnes culottes d’étoffe, des chemises, des bas de laine, des bonnes chaussures.
Puis il sort de sa poche un vieux porte-monnaie et s’approche du comptoir.
—Tu me diras ce que ça coûte, je vais te payer.
—Ça adonne ben, répond mon père, sérieux comme un pape. Aujourd’hui il y a de gros spéciaux sur la marchandise sèche. Mais c’est juste pour vous, le beau-père.
—Camille, aurais-tu un petit spécial sur le manger itou? demande alors Ti-Mand Thériault. Wilbrod pis moi on prendrait une poche de patates, un gros morceau de lard salé, des pois puis du pain.
—Avec ça, tu pourras mettre une boîte de fromage, un demi baloney pis une petite caisse de biscuits avec de la gelée, intervient Arthur Denis le Noir.
—Eille ti-gars, viens donc icitte un peu, lance le Ti-Bi Sirois en faisant signe au plus jeune des Jalbert. Tiens, mets ça dans ta tuque. Et il dépose, à travers la monnaie déjà amassée, un billet d’un dollar –une journée de salaire comme journalier.
Il y eut d’autres interventions, je ne me rappelle pas de tout. J’avais huit ans…
Mais je me rappelle qu’en quelques minutes les Jalbert étaient vêtus de neuf et de chaud, et que le traîneau était chargé de boîtes attachées avec une grosse ficelle. J’avais demandé à maman de préparer une grande écuelle que le chien avait dévoré. Quand ils sont repartis, à la brunante, il me semble qu’il faisait moins froid. Il tombait une petite neige.
***
Dans le magasin général, il a fallu quelques moments avant que revienne le bruit des cartes qu’on brassait, des dames s’entrechoquant sur le jeu de pichenotte, la rumeur des conversations.
J’ai regardé longuement mon grand-père Arthur qui était retourné s’asseoir et avait rallumé sa pipe. Je ne le savais pas encore, j’étais trop jeune, mais depuis j’ai compris qu’en ce temps-là des pauvres malchanceux comme les Jalbert n’avaient pas d’autres recours que la générosité des gens comme lui . Et je sais aussi que sa générosité était de l’abnégation parce que ce qu’il donnait, ce n’était pas du superflu. C’était ce qu’il s’enlevait à lui-même.
***
Je pense que les Jalbert ont passé un beau Jour de l’An.
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*1- Dans ce temps-là, le « Bien-être social » n’avait pas encore été inventé!
4 commentaires
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Savez-vous, en imaginant la scène au magasin général, j’ai eu une pensée pour votre « Reliquaire ».
En tout cas, bravo et merci de nous avoir fait partager ces beaux moments de votre enfance.
Pourrait-on revenir à une telle époque ? Je ne pense pas. Pourtant, il me semble que même les plus malheureux étaient plus heureux que les plus heureux d'aujourd'hui.