Vous pensez que je vais me plaindre?
Automne 1918. Puis l’hiver, le printemps, l’été, un autre automne, en 1919. Quelque part dans une rue de Saint-Ludger, ou ailleurs à Rivière-du-Loup. Quelque part à Saint-Hubert, à Saint-Pascal, à Trois-Pistoles, quelque part n’importe où sur la terre.
La guerre vient de finir, la guerre des tranchées, la guerre des premiers aéroplanes et des rats, de la grosse Bertha et des premiers gaz utilisés comme armes mortelles. 650 000 Canadiens font cette guerre. 149 732 blessés canadiens, 66 944 morts. Je n’ai pas de chiffres pour le Québec, mais nous savons tous que les petits gars du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie, du Kamouraska et du Témiscouata ont fait leur part et plus que leur part.
Et les autres, les civils? Pendant les années de guerre ils ont vécu les rationnements, grattant le beurre et les allumettes, ménageant l’essence et l’huile à lampe, s’habillant pour plusieurs de culottes d’étoffe et de robes taillées dans des poches de farine. Et là, la guerre est finie, les petits gars vont revenir, la vie va reprendre… Mais ils apportent avec eux la grippe espagnole. La « Grande Guerre » avait tué autour de 9 millions de soldats et à peu près le même nombre de civils. La grippe espagnole, elle, va en tuer DIX FOIS PLUS.
Quelque part à Saint-Hubert, à Saint-Pascal, à Trois-Pistoles, 1918-1919, dans des petites maisons en planches brutes, sans électricité, sans eau courante souvent, sans papier de toilettes et sans toilettes la plupart du temps, nos grands-parents et arrière-grands-parents écoutaient sonner le glas aux clochers des églises. Jusqu’à ce que des évêques ordonnent de ne plus sonner le glas chaque fois, pour ne pas démoraliser les vivants.
Du savon? Un peu de « savon du pays », sûrement pas du Purell! Les nouvelles? Pas de radio, pas de télévision, très peu de téléphones, bien sûr pas d’ordinateurs, de tablettes, de portables intelligents, d’Internet. Les journaux, l’Action catholique, la Presse, arrivent le lendemain de leur parution.
Et vous pensez que je vais me plaindre parce que je suis confiné dans un confortable appartement? Je mange à ma faim, j’ai du savon ET du Purell, je peux suivre l’évolution de la Covid-19 à la radio, à la télé, mon ordinateur me donne les dernières nouvelles de partout.
Et après la grippe espagnole, quand le pays s’est un peu remis, dix ans plus tard, arrive la Crise de 1929. La Grande Dépression. Au Québec, le chômage grimpe à plus de 26% (plus du quart de la population active) et le revenu moyen par habitant baisse de 44%!
Vous pensez que je vais me plaindre, parce que les gouvernements consacrent des milliards pour aider les personnes et les entreprises à passer à travers des fermetures qui durent depuis un ou deux mois et qui vont sans doute se résorber d’ici un mois ou deux? Nos grands-parents et nos parents, la Grande Crise, ils l’ont endurée pendant dix ans! Et quand elle a été finie, la Deuxième Guerre Mondiale a commencé.
Vous pensez vraiment que je vais me plaindre quand je suis au chaud dans mon appartement, avec l’électricité, les électro-ménagers de toutes sortes, un ordinateur pour vous écrire cette page? Me plaindre quand les épiceries et les pharmacies sont pleines de milliers de produits que mes grands-parents n’auraient même pas pu imaginer, eux qui écrivaient avec une plume en acier trempée dans un encrier, à la lumière d’une chandelle ou au mieux d’une lampe à l’huile? Eux qui se soignaient avec du camphre, du liniment Minard et du Painkiller? Me plaindre de garder une distance de six pieds quand eux dormaient à quatre par lit, me plaindre de me laver les mains souvent quand eux charroyaient l’eau à la chaudière pour cuisiner et se débarbouiller?
Des fois je m’imagine les gens de 1919 là-haut, sur leur nuage, qui nous regardent.
Je me demande bien ce qu’ils diraient de moi, s’ils m’entendaient me plaindre!
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