Le prince orphelin
21 février 2013 |
12h38
Si vous ne dormez pas, écoutez mon histoire. C’est l’histoire d’un petit prince orphelin à qui son père, le roi Lambert, en mourant, n’avait laissé qu’un bâton plié en deux, une demi-coquille de noix de coco et une petite chatte au poil jaune.
Le petit prince était bien malheureux. Après la mort de son père le roi, un méchant ministre appelé Maltorne l’avait mis à la porte du château :
—Ouste! dehors, le petit prince. Emporte avec toi ton sale chat, ton bâton croche et ta moitié de noix. Et ne t’avise pas de revenir, sinon je te fais couper la tête!
Le petit prince n’avait ni frère, ni sœur, ni oncle, ni tante, et il n’avait plus de père. Quant à sa mère, il ne l’avait jamais connue : elle était morte en lui donnant la vie. Il s’en alla donc la tête basse, la demi-noix de coco dans sa main droite, le bâton courbé dans sa main gauche et la petite chatte à poil jaune sur ses talons.
Il marcha longtemps droit devant lui, longtemps, longtemps. Il traversa des champs de blé et des champs d’avoine, des ruisseaux et des savanes, des collines et des vallons. Au soir tombant, il arriva au pied d’une montagne couverte d’arbres majestueux.
Le petit prince était bien fatigué, car il avait marché très loin malgré ses petites jambes. Et il avait grand-faim, malgré sa tristesse. Il s’assit sur un tronc de bouleau, et dit à haute voix :
—Je suis bien fatigué et j’ai grand-faim. La nuit va venir bientôt et je vais avoir froid. Qu’est-ce que je vais faire?
Et, prenant son visage dans ses mains, le petit prince se mit à pleurer. L’une de ses larmes tomba dans la moitié de noix de coco et alors... Merveille! Une bonne odeur monta au nez du petit prince. Quand il regarda à ses pieds, il vit que la noix de coco débordait de viandes délicates, de légumes appétissants et de toutes sortes de mets délicieux. Le petit prince mangea jusqu’à plus faim, et donna les restes à sa chatte.
—Ouf! J’ai mangé comme un grand prince, dit le petit prince. Maintenant je m’étendrais bien sur un bon lit, avec une bonne couverture pour me protéger du froid.
À peine eut-il dit ces mots que le bâton plié en deux s’allongea, s’élargit, et bientôt forma un petit lit bien confortable. La demi-noix de coco roula jusqu’à la tête du lit et prit la forme d’un oreiller. La petite chatte se gratta l’oreille, et une touffe de poils jaunes s’envola jusqu’au lit et s’agrandit, s’élargit, s’épaissit jusqu’à devenir une moelleuse couverture.
Le petit prince se coucha sur le lit, la petite chatte se coucha au pied du lit, et tous deux s’endormirent sous les étoiles qui commençaient à s’allumer.
Quand le petit prince s’éveilla, il s’aperçut qu’il avait dormi longtemps, très. très longtemps. Tellement longtemps qu’en se passant la main sur le menton, il sentit qu’il lui était poussé de la barbe! Ses vêtements étaient devenus bien trop petits : sa chemise avait craqué dans le dos, son pantalon lui montait à mi-jambe, et les orteils lui sortaient par le bout décousu de ses souliers.
Il alla se mirer dans un ruisseau qui coulait près de là, et fut étonné de voir un grand jeune homme habillé comme un mendiant et barbu comme un savant.
Quand il revint du ruisseau la petite chatte au poil jaune, le bâton courbé et la demi-coquille de noix de coco l’attendaient, tout pareils à ce qu’ils étaient quand il les avait reçus de son père mourant.
—J’ai grand-faim! dit le prince en regardant la demi-noix de coco.
Mais la demi-noix de coco resta une demi-noix de coco.
—Je voudrais bien m’allonger un peu! essaya le prince en regardant le bâton courbé.
Mais le bâton courbé resta un bâton courbé.
—Et toi non plus, tu ne peux rien pour moi? demanda le prince en caressant la chatte.
La petite chatte jaune ne bougea pas une patte...
—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m’habiller, m’abriter. Il faudra que je me débrouille tout seul, dit le prince.
Alors il vit venir, sur la route du sud, un grand cheval monté par un beau soldat avec un sabre au côté et un chapeau à plume sur la tête.
—Bonjour, dit le prince.
—Qui es-tu pour me parler ainsi? demanda le soldat avec une grosse voix. Je n’ai pas l’habitude de fréquenter les mendiants en guenilles plantés au bord des routes!
—Je ne suis pas un mendiant, répondit le prince. Et vous, qu’est-ce que vous êtes?
—Je suis un soldat, ça se voit, non? Je suis le plus beau soldat du roi Maltorne. Regarde mon grand cheval, mon sabre et mon chapeau à plume!
—Je voudrais bien être soldat moi aussi, dit le petit prince à voix basse. Et qu’est-ce que ça fait, un soldat? continua-t-il à voix haute.
—Ça fait la guerre! répondit le soldat en riant. Puis, piquant ses éperons dans les flancs du cheval, il partit dans un nuage de poussière.
—Qu’est-ce que c’est que la guerre? cria le prince... mais le soldat était déjà trop loin, et ne l’entendit pas.
Alors le prince regarda sa chatte, son bâton et sa demi-coquille de noix, et répéta :
—Je voudrais bien être soldat, avec un grand cheval, un long sabre et un beau chapeau à plume.
Mais la petite chatte se contenta de miauler joyeusement, la demi-coquille de noix ne se changea pas en chapeau à plume et le bâton courbé resta un bâton courbé.
—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m’habiller, m’abriter, dit le prince. Il faudra que je me débrouille tout seul...
Alors il vit venir sur la route du sud un riche marchand assis dans une calèche tirée par une belle jument.
—Bonjour, dit le prince.
—Qui es-tu pour me parler ainsi? demanda sévèrement le marchand. Je n’ai pas coutume de lier conversation avec les mendiants qui traînent au bord des routes!
—Je ne suis pas un mendiant, répondit le prince. Et vous, qu’est-ce que vous êtes?
—Je suis un marchand, bien sûr! Et un riche marchand. Je suis le plus riche marchand du royaume de Maltorne. Regarde ma jument de course, ma calèche légère, et ma bourse pleine d’or...
—Je voudrais bien être marchand moi aussi, dit le petit prince à voix basse. Et qu’est-ce que ça fait, un marchand? continua-t-il à voix haute.
—Ça fait des affaires! répondit le marchand sans rire. Puis, d’un claquement de langue, il lança sa jument au grand trot et s’éloigna dans un nuage de poussière.
—Qu’est-ce que c’est, les affaires? cria le prince... mais le marchand était déjà trop loin pour l’entendre.
Alors le prince caressa sa chatte, prit sa demi-coquille dans sa main droite et son bâton courbé dans sa main gauche, et dit :
—Je voudrais bien être marchand, avec une jument de course, une calèche légère et une bourse pleine d’or.
Mais le bâton resta bâton, la demi-coquille ne se changea pas en calèche et la petite chatte ne miaula même pas.
—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m’habiller, m’abriter, soupira le prince. Il faudra que je me débrouille tout seul...
Alors il vit venir sur le chemin du sud un vieux bonhomme avec une grande barbe blanche, un sac sur l’épaule et une canne sur laquelle il s’appuyait pour marcher.
—Bonjour, dit le prince.
—Bonjour mon prince, répondit le vieux bonhomme.
—C’est vrai que je suis un prince, fit le prince tout surpris. Et vous, qu’est-ce que vous êtes?
—Je suis un mendiant; ça se voit, non? Regarde ma besace, ma canne pour soutenir mes pas et ma grande barbe blanche...
—C’est donc ça un mendiant? se dit le prince à voix basse. Et qu’est-ce que ça fait, un mendiant? continua-t-il à voix haute.
—Ça demande la charité, répondit le mendiant.
—Et c’est quoi, la charité? demanda le prince.
—La charité, répondit le mendiant en caressant sa barbe blanche, c’est quand on donne.
—Ah!... je voudrais bien vous donner la charité, dit piteusement le prince, mais je n’ai rien, je ne sais même pas comment je vais manger, m’habiller, m’abriter...
—Tu as une petite chatte, une demi-coquille de noix et un bâton courbé, remarqua le mendiant.
—C’est vrai, dit le prince. C’est tout l’héritage que j’ai reçu de mon père, le roi Lambert. Si je te les donne, je n’aurai plus rien du tout!
—Alors tu deviendras un mendiant, dit le mendiant. Tu te tiendras au bord des routes et tu demanderas la charité aux passants.
—J’aurais préféré devenir soldat, ou riche marchand, dit le prince à voix basse. Mais je ne sais pas ce que c’est que la guerre, ni ce que c’est que les affaires. Tandis que la charité, je sais maintenant ce que c’est. Alors je veux bien devenir mendiant. Tiens, vieil homme, continua-t-il à voix haute, voici mon bâton courbé, il remplacera ta canne si jamais elle se brise. Je te donne aussi ma demi-coquille de noix. Quant à ma petite chatte, elle ne reste avec moi que parce qu’elle le désire. Alors elle partira avec toi seulement si elle accepte de te suivre.
Le vieil homme mit la demi-coquille de noix dans sa besace, prit le bâton courbé, et s’en alla. La petite chatte le suivit.
Et le prince resta tout seul sur le bord de la route.
—Maintenant je sais comment faire pour manger, m’habiller, m’abriter, se dit-il tristement. Je n’ai qu’à demander la charité aux passants...
Il s’assit sur une pierre et attendit. Bientôt, par la route du nord, il vit revenir le soldat. Mais plus de chapeau à plume, plus de sabre au côté, plus de grand cheval! Le soldat marchait tête nue, en boitant. Il avait ses habits tout déchirés, il était couvert de poussière et de sang.
—Bonjour! dit le prince.
—Bonjour, dit le soldat; bonjour, mon prince.
—Mais où sont votre cheval, votre grand sabre et votre beau chapeau à plume? demanda le prince.
—C’est que j’ai perdu la guerre, répondit le soldat. J’ai tout perdu, je suis bien malheureux.
Et le soldat continua tristement sa route.
—Je n’ai pas osé lui demander la charité, pensa le prince.
Il se rassit sur sa pierre et attendit.
Bientôt le prince vit revenir le marchand. Mais plus de calèche, ni de belle jument, ni de bourse pleine d’or : le marchand se traînait péniblement, ses habits tout déchirés, son corps couvert de plaies et de bosses.
—Bonjour, dit le prince.
—Bonjour, dit le marchand; bonjour, mon prince.
—Mais où sont votre calèche légère, votre jument de course et votre bourse pleine d’or? demanda le prince.
—C’est que j’ai fait de mauvaises affaires, dit le marchand. J’ai perdu mon or, puis j’ai vendu ma jument et ensuite ma calèche. Mais comme je n’avais pu payer toutes mes dettes, les autres marchands m’ont battu. Je suis bien malheureux.
Et le marchand continua tristement sa route.
—Je n’ai pas osé lui demander la charité, pensa le prince.
Il se rassit sur sa pierre et attendit encore. Il attendit longtemps. Puis il vit venir à lui, sur la route du nord, un cortège imposant : il y avait de beaux soldats montés sur de grands chevaux, et plusieurs riches marchands dans des calèches légères, et, dans un carrosse bleu, un beau vieillard à barbe blanche vêtu de magnifiques habits. À ses côtés souriait une belle jeune fille aux cheveux d’or.
—Bonjour, dit le prince.
—Bonjour, dit le vieillard en arrêtant le cortège d’un geste de la main. Qui es-tu, toi qui oses m’adresser la parole?
—Je suis un mendiant, répondit le prince. J’aurais voulu être soldat, ou marchand, mais je ne savais pas ce que c’était que la guerre ni ce que c’était que les affaires. Puis j’ai appris ce que c’était que la charité, alors je suis devenu mendiant.
—Et tu es content d’être mendiant? demanda le vieillard.
—Je pense que oui, dit le prince. Voyez-vous, j’ai vu ce qui arrivait aux soldats qui font la mauvaise guerre et aux marchands qui font les mauvaises affaires. Alors j’aime mieux demander la charité. Me donnerez-vous de quoi manger, m’habiller, m’abriter, mon beau vieillard?
Le vieillard descendit de son carrosse et s’approcha du prince.
—Ne me reconnais-tu pas? demanda-t-il.
—Bien sûr! s’exclama le prince. Vous êtes celui à qui j’ai donné mon bâton, ma demi-noix de coco et ma petite chatte au poil jaune…
—Je t’avais demandé la charité et tu m’as donné tout ce que tu possédais, dit le vieillard. Alors demande maintenant ce que tu veux. Veux-tu la gloire du soldat? Veux-tu la richesse du marchand?
—Non, dit le prince; je n’aime pas la guerre ni les affaires. Si vous n’en avez plus besoin, je voudrais bien ravoir mon bâton courbé, ma demi-coquille de noix et ma petite chatte : c’est tout ce que mon père m’avait laissé...
—Tu as bien choisi, dit le vieillard. Toi qui étais un pauvre prince dépouillé de son royaume, tu as donné tout ce que tu possédais pour me faire la charité alors que tu ne voyais en moi qu’un vieux mendiant. Sache que je suis le Roi des génies. Les fées, les elfes, les lutins et tous les magiciens tiennent de moi leurs pouvoirs. Voici ton bâton courbé...
À ces mots le vieillard fit un geste, et toute la troupe des soldats disparut; à la place, il ne resta que le bâton plié en deux. Puis il fit un autre geste et les soldats réapparurent. Mais le bâton ne disparut pas; il devint une épée richement ornée, que le vieillard tendit au prince :
—Cette épée, continua le vieillard, c’est le signe de ta puissance. Va dans le royaume de ton père, prince Lambert, et fais régner la paix.
Puis le vieillard dit encore :
—Voici ta demi-coquille de noix de coco...
Il fit un geste, et la troupe des riches marchands disparut; à la place, il ne resta que la demi-coquille de noix de coco. Puis il fit un autre geste, et les marchands réapparurent. Mais la demi-coquille de noix de coco ne disparut pas : elle devint une couronne brillante de diamants, d’émeraudes et de rubis, que le vieillard posa sur la tête du prince.
—Cette demi-coquille de noix, c’est le signe de ta richesse. Va dans le royaume de ton père, prince Lambert, et fais régner la prospérité.
Enfin le vieillard dit :
—Voici ta petite chatte au poil jaune...
Il fit un geste, et la belle jeune fille aux cheveux d’or disparut; à la place, il ne resta que la petite chatte au poil jaune, qui miaula joyeusement. Le vieillard fit un autre geste et la belle jeune fille réapparut. Mais la petite chatte ne disparut pas : elle continua de miauler joyeusement en regardant tour à tour le prince et la jeune fille.
—Cette jeune fille, c’est la princesse Harmonie, ma fille bien-aimée, à qui je cherchais depuis quelque temps un prince digne d’elle. Si tu veux l’épouser, amène-la avec toi dans le royaume de ton père, et faites régner l’amour et le bonheur.
—Elle partira avec moi seulement si elle le désire, murmura le prince en rougissant.
À ces mots, la princesse aux cheveux d’or descendit du carrosse et vint en souriant mettre sa petite main dans la main du prince. Tous les marchands se mirent à applaudir. Tous les soldats criaient très fort « Vivent le prince Lambert et la princesse Harmonie! Vivent notre princesse et son prince! » Et le beau vieillard qui était le Roi des génies, qui régnait sur les fées, les elfes, les lutins et tous les magiciens, les regarda d’un air attendri puis disparut tranquillement, comme disparaît un rêve, quand on s’éveille.
Et la petite chatte au poil jaune tournait autour des amoureux en miaulant joyeusement...
Le petit prince était bien malheureux. Après la mort de son père le roi, un méchant ministre appelé Maltorne l’avait mis à la porte du château :
—Ouste! dehors, le petit prince. Emporte avec toi ton sale chat, ton bâton croche et ta moitié de noix. Et ne t’avise pas de revenir, sinon je te fais couper la tête!
Le petit prince n’avait ni frère, ni sœur, ni oncle, ni tante, et il n’avait plus de père. Quant à sa mère, il ne l’avait jamais connue : elle était morte en lui donnant la vie. Il s’en alla donc la tête basse, la demi-noix de coco dans sa main droite, le bâton courbé dans sa main gauche et la petite chatte à poil jaune sur ses talons.
Il marcha longtemps droit devant lui, longtemps, longtemps. Il traversa des champs de blé et des champs d’avoine, des ruisseaux et des savanes, des collines et des vallons. Au soir tombant, il arriva au pied d’une montagne couverte d’arbres majestueux.
Le petit prince était bien fatigué, car il avait marché très loin malgré ses petites jambes. Et il avait grand-faim, malgré sa tristesse. Il s’assit sur un tronc de bouleau, et dit à haute voix :
—Je suis bien fatigué et j’ai grand-faim. La nuit va venir bientôt et je vais avoir froid. Qu’est-ce que je vais faire?
Et, prenant son visage dans ses mains, le petit prince se mit à pleurer. L’une de ses larmes tomba dans la moitié de noix de coco et alors... Merveille! Une bonne odeur monta au nez du petit prince. Quand il regarda à ses pieds, il vit que la noix de coco débordait de viandes délicates, de légumes appétissants et de toutes sortes de mets délicieux. Le petit prince mangea jusqu’à plus faim, et donna les restes à sa chatte.
—Ouf! J’ai mangé comme un grand prince, dit le petit prince. Maintenant je m’étendrais bien sur un bon lit, avec une bonne couverture pour me protéger du froid.
À peine eut-il dit ces mots que le bâton plié en deux s’allongea, s’élargit, et bientôt forma un petit lit bien confortable. La demi-noix de coco roula jusqu’à la tête du lit et prit la forme d’un oreiller. La petite chatte se gratta l’oreille, et une touffe de poils jaunes s’envola jusqu’au lit et s’agrandit, s’élargit, s’épaissit jusqu’à devenir une moelleuse couverture.
Le petit prince se coucha sur le lit, la petite chatte se coucha au pied du lit, et tous deux s’endormirent sous les étoiles qui commençaient à s’allumer.
Quand le petit prince s’éveilla, il s’aperçut qu’il avait dormi longtemps, très. très longtemps. Tellement longtemps qu’en se passant la main sur le menton, il sentit qu’il lui était poussé de la barbe! Ses vêtements étaient devenus bien trop petits : sa chemise avait craqué dans le dos, son pantalon lui montait à mi-jambe, et les orteils lui sortaient par le bout décousu de ses souliers.
Il alla se mirer dans un ruisseau qui coulait près de là, et fut étonné de voir un grand jeune homme habillé comme un mendiant et barbu comme un savant.
Quand il revint du ruisseau la petite chatte au poil jaune, le bâton courbé et la demi-coquille de noix de coco l’attendaient, tout pareils à ce qu’ils étaient quand il les avait reçus de son père mourant.
—J’ai grand-faim! dit le prince en regardant la demi-noix de coco.
Mais la demi-noix de coco resta une demi-noix de coco.
—Je voudrais bien m’allonger un peu! essaya le prince en regardant le bâton courbé.
Mais le bâton courbé resta un bâton courbé.
—Et toi non plus, tu ne peux rien pour moi? demanda le prince en caressant la chatte.
La petite chatte jaune ne bougea pas une patte...
—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m’habiller, m’abriter. Il faudra que je me débrouille tout seul, dit le prince.
Alors il vit venir, sur la route du sud, un grand cheval monté par un beau soldat avec un sabre au côté et un chapeau à plume sur la tête.
—Bonjour, dit le prince.
—Qui es-tu pour me parler ainsi? demanda le soldat avec une grosse voix. Je n’ai pas l’habitude de fréquenter les mendiants en guenilles plantés au bord des routes!
—Je ne suis pas un mendiant, répondit le prince. Et vous, qu’est-ce que vous êtes?
—Je suis un soldat, ça se voit, non? Je suis le plus beau soldat du roi Maltorne. Regarde mon grand cheval, mon sabre et mon chapeau à plume!
—Je voudrais bien être soldat moi aussi, dit le petit prince à voix basse. Et qu’est-ce que ça fait, un soldat? continua-t-il à voix haute.
—Ça fait la guerre! répondit le soldat en riant. Puis, piquant ses éperons dans les flancs du cheval, il partit dans un nuage de poussière.
—Qu’est-ce que c’est que la guerre? cria le prince... mais le soldat était déjà trop loin, et ne l’entendit pas.
Alors le prince regarda sa chatte, son bâton et sa demi-coquille de noix, et répéta :
—Je voudrais bien être soldat, avec un grand cheval, un long sabre et un beau chapeau à plume.
Mais la petite chatte se contenta de miauler joyeusement, la demi-coquille de noix ne se changea pas en chapeau à plume et le bâton courbé resta un bâton courbé.
—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m’habiller, m’abriter, dit le prince. Il faudra que je me débrouille tout seul...
Alors il vit venir sur la route du sud un riche marchand assis dans une calèche tirée par une belle jument.
—Bonjour, dit le prince.
—Qui es-tu pour me parler ainsi? demanda sévèrement le marchand. Je n’ai pas coutume de lier conversation avec les mendiants qui traînent au bord des routes!
—Je ne suis pas un mendiant, répondit le prince. Et vous, qu’est-ce que vous êtes?
—Je suis un marchand, bien sûr! Et un riche marchand. Je suis le plus riche marchand du royaume de Maltorne. Regarde ma jument de course, ma calèche légère, et ma bourse pleine d’or...
—Je voudrais bien être marchand moi aussi, dit le petit prince à voix basse. Et qu’est-ce que ça fait, un marchand? continua-t-il à voix haute.
—Ça fait des affaires! répondit le marchand sans rire. Puis, d’un claquement de langue, il lança sa jument au grand trot et s’éloigna dans un nuage de poussière.
—Qu’est-ce que c’est, les affaires? cria le prince... mais le marchand était déjà trop loin pour l’entendre.
Alors le prince caressa sa chatte, prit sa demi-coquille dans sa main droite et son bâton courbé dans sa main gauche, et dit :
—Je voudrais bien être marchand, avec une jument de course, une calèche légère et une bourse pleine d’or.
Mais le bâton resta bâton, la demi-coquille ne se changea pas en calèche et la petite chatte ne miaula même pas.
—Il faudra donc que je me débrouille pour manger, m’habiller, m’abriter, soupira le prince. Il faudra que je me débrouille tout seul...
Alors il vit venir sur le chemin du sud un vieux bonhomme avec une grande barbe blanche, un sac sur l’épaule et une canne sur laquelle il s’appuyait pour marcher.
—Bonjour, dit le prince.
—Bonjour mon prince, répondit le vieux bonhomme.
—C’est vrai que je suis un prince, fit le prince tout surpris. Et vous, qu’est-ce que vous êtes?
—Je suis un mendiant; ça se voit, non? Regarde ma besace, ma canne pour soutenir mes pas et ma grande barbe blanche...
—C’est donc ça un mendiant? se dit le prince à voix basse. Et qu’est-ce que ça fait, un mendiant? continua-t-il à voix haute.
—Ça demande la charité, répondit le mendiant.
—Et c’est quoi, la charité? demanda le prince.
—La charité, répondit le mendiant en caressant sa barbe blanche, c’est quand on donne.
—Ah!... je voudrais bien vous donner la charité, dit piteusement le prince, mais je n’ai rien, je ne sais même pas comment je vais manger, m’habiller, m’abriter...
—Tu as une petite chatte, une demi-coquille de noix et un bâton courbé, remarqua le mendiant.
—C’est vrai, dit le prince. C’est tout l’héritage que j’ai reçu de mon père, le roi Lambert. Si je te les donne, je n’aurai plus rien du tout!
—Alors tu deviendras un mendiant, dit le mendiant. Tu te tiendras au bord des routes et tu demanderas la charité aux passants.
—J’aurais préféré devenir soldat, ou riche marchand, dit le prince à voix basse. Mais je ne sais pas ce que c’est que la guerre, ni ce que c’est que les affaires. Tandis que la charité, je sais maintenant ce que c’est. Alors je veux bien devenir mendiant. Tiens, vieil homme, continua-t-il à voix haute, voici mon bâton courbé, il remplacera ta canne si jamais elle se brise. Je te donne aussi ma demi-coquille de noix. Quant à ma petite chatte, elle ne reste avec moi que parce qu’elle le désire. Alors elle partira avec toi seulement si elle accepte de te suivre.
Le vieil homme mit la demi-coquille de noix dans sa besace, prit le bâton courbé, et s’en alla. La petite chatte le suivit.
Et le prince resta tout seul sur le bord de la route.
—Maintenant je sais comment faire pour manger, m’habiller, m’abriter, se dit-il tristement. Je n’ai qu’à demander la charité aux passants...
Il s’assit sur une pierre et attendit. Bientôt, par la route du nord, il vit revenir le soldat. Mais plus de chapeau à plume, plus de sabre au côté, plus de grand cheval! Le soldat marchait tête nue, en boitant. Il avait ses habits tout déchirés, il était couvert de poussière et de sang.
—Bonjour! dit le prince.
—Bonjour, dit le soldat; bonjour, mon prince.
—Mais où sont votre cheval, votre grand sabre et votre beau chapeau à plume? demanda le prince.
—C’est que j’ai perdu la guerre, répondit le soldat. J’ai tout perdu, je suis bien malheureux.
Et le soldat continua tristement sa route.
—Je n’ai pas osé lui demander la charité, pensa le prince.
Il se rassit sur sa pierre et attendit.
Bientôt le prince vit revenir le marchand. Mais plus de calèche, ni de belle jument, ni de bourse pleine d’or : le marchand se traînait péniblement, ses habits tout déchirés, son corps couvert de plaies et de bosses.
—Bonjour, dit le prince.
—Bonjour, dit le marchand; bonjour, mon prince.
—Mais où sont votre calèche légère, votre jument de course et votre bourse pleine d’or? demanda le prince.
—C’est que j’ai fait de mauvaises affaires, dit le marchand. J’ai perdu mon or, puis j’ai vendu ma jument et ensuite ma calèche. Mais comme je n’avais pu payer toutes mes dettes, les autres marchands m’ont battu. Je suis bien malheureux.
Et le marchand continua tristement sa route.
—Je n’ai pas osé lui demander la charité, pensa le prince.
Il se rassit sur sa pierre et attendit encore. Il attendit longtemps. Puis il vit venir à lui, sur la route du nord, un cortège imposant : il y avait de beaux soldats montés sur de grands chevaux, et plusieurs riches marchands dans des calèches légères, et, dans un carrosse bleu, un beau vieillard à barbe blanche vêtu de magnifiques habits. À ses côtés souriait une belle jeune fille aux cheveux d’or.
—Bonjour, dit le prince.
—Bonjour, dit le vieillard en arrêtant le cortège d’un geste de la main. Qui es-tu, toi qui oses m’adresser la parole?
—Je suis un mendiant, répondit le prince. J’aurais voulu être soldat, ou marchand, mais je ne savais pas ce que c’était que la guerre ni ce que c’était que les affaires. Puis j’ai appris ce que c’était que la charité, alors je suis devenu mendiant.
—Et tu es content d’être mendiant? demanda le vieillard.
—Je pense que oui, dit le prince. Voyez-vous, j’ai vu ce qui arrivait aux soldats qui font la mauvaise guerre et aux marchands qui font les mauvaises affaires. Alors j’aime mieux demander la charité. Me donnerez-vous de quoi manger, m’habiller, m’abriter, mon beau vieillard?
Le vieillard descendit de son carrosse et s’approcha du prince.
—Ne me reconnais-tu pas? demanda-t-il.
—Bien sûr! s’exclama le prince. Vous êtes celui à qui j’ai donné mon bâton, ma demi-noix de coco et ma petite chatte au poil jaune…
—Je t’avais demandé la charité et tu m’as donné tout ce que tu possédais, dit le vieillard. Alors demande maintenant ce que tu veux. Veux-tu la gloire du soldat? Veux-tu la richesse du marchand?
—Non, dit le prince; je n’aime pas la guerre ni les affaires. Si vous n’en avez plus besoin, je voudrais bien ravoir mon bâton courbé, ma demi-coquille de noix et ma petite chatte : c’est tout ce que mon père m’avait laissé...
—Tu as bien choisi, dit le vieillard. Toi qui étais un pauvre prince dépouillé de son royaume, tu as donné tout ce que tu possédais pour me faire la charité alors que tu ne voyais en moi qu’un vieux mendiant. Sache que je suis le Roi des génies. Les fées, les elfes, les lutins et tous les magiciens tiennent de moi leurs pouvoirs. Voici ton bâton courbé...
À ces mots le vieillard fit un geste, et toute la troupe des soldats disparut; à la place, il ne resta que le bâton plié en deux. Puis il fit un autre geste et les soldats réapparurent. Mais le bâton ne disparut pas; il devint une épée richement ornée, que le vieillard tendit au prince :
—Cette épée, continua le vieillard, c’est le signe de ta puissance. Va dans le royaume de ton père, prince Lambert, et fais régner la paix.
Puis le vieillard dit encore :
—Voici ta demi-coquille de noix de coco...
Il fit un geste, et la troupe des riches marchands disparut; à la place, il ne resta que la demi-coquille de noix de coco. Puis il fit un autre geste, et les marchands réapparurent. Mais la demi-coquille de noix de coco ne disparut pas : elle devint une couronne brillante de diamants, d’émeraudes et de rubis, que le vieillard posa sur la tête du prince.
—Cette demi-coquille de noix, c’est le signe de ta richesse. Va dans le royaume de ton père, prince Lambert, et fais régner la prospérité.
Enfin le vieillard dit :
—Voici ta petite chatte au poil jaune...
Il fit un geste, et la belle jeune fille aux cheveux d’or disparut; à la place, il ne resta que la petite chatte au poil jaune, qui miaula joyeusement. Le vieillard fit un autre geste et la belle jeune fille réapparut. Mais la petite chatte ne disparut pas : elle continua de miauler joyeusement en regardant tour à tour le prince et la jeune fille.
—Cette jeune fille, c’est la princesse Harmonie, ma fille bien-aimée, à qui je cherchais depuis quelque temps un prince digne d’elle. Si tu veux l’épouser, amène-la avec toi dans le royaume de ton père, et faites régner l’amour et le bonheur.
—Elle partira avec moi seulement si elle le désire, murmura le prince en rougissant.
À ces mots, la princesse aux cheveux d’or descendit du carrosse et vint en souriant mettre sa petite main dans la main du prince. Tous les marchands se mirent à applaudir. Tous les soldats criaient très fort « Vivent le prince Lambert et la princesse Harmonie! Vivent notre princesse et son prince! » Et le beau vieillard qui était le Roi des génies, qui régnait sur les fées, les elfes, les lutins et tous les magiciens, les regarda d’un air attendri puis disparut tranquillement, comme disparaît un rêve, quand on s’éveille.
Et la petite chatte au poil jaune tournait autour des amoureux en miaulant joyeusement...
Commentaires
4
4 commentaires
Pour partager votre opinion vous devez être connecté.
En tout cas, merci Annie pour l'appréciation.
Je vous avoue que ce que j’aime le plus dans la majorité de vos récits, c’est cette belle sensibilité qui s’en dégage, qui vient nous chercher et nous accroche jusqu’à la fin.
Vous nous avez pondu là un bien joli texte. Merci pour le plaisir. On attend le prochain! ;o)
Pour la traduction exacte de « range », je ne l’ai pas non plus… Quand j’ai lu le commentaire d’Annie, je me suis tout simplement dit : « Tiens, ça tombe plus dans ses goûts… » ;o)
C'est la plus grande richesse du monde...