Nous sommes mignons
Eliane Vincent
J’ai appris une nouvelle qui date de juin dernier, qui était totalement passée sous mon radar, et qui tombe à pic pour me sortir la tête hors du marais trouble de l’actualité contemporaine. Atterrée de voir l’humanité se taper dessus jour après jour, en Ukraine ou sur Twitter, j’ai reçu cette nouvelle comme un signe que des fois, il est encore possible d’oublier d’être une grande personne, même en haut lieu.
Vous le saviez, vous, que le Canada était en guerre contre le Danemark depuis 1973? Absolument. Une guerre de territoire, rien de moins! C’est arrivé quand les deux pays ont tracé une frontière maritime entre le Canada et le Groenland. Plantée en plein milieu de la frontière, dans un nulle part entouré d’eau très loin au nord-ouest de la grande île danoise, une roche de 1,3 km2, pas une fleur, pas un arbre, de la glace. L’île Hans, qu’elle s’appelle.
La question s’est posée : à qui le rocher? Facile, c’est à nous bien sûr, n’est-ce pas, répondirent simultanément le premier ministre canadien et son homologue danois. La preuve, nous allons de ce pas en hélico planter un beau drapeau. Ce qu’ils firent, à tour de rôle et en alternance, pendant 49 ans.
49. Ce n’est pas une faute de frappe.
Et parce que le Canada et le Danemark sont des modèles de civilisation avancée, pendant 49 ans, après avoir fait tomber le drapeau ennemi, chacun laissait à l’intention de l’autre une délicate marque d’attention. Hélicoptère canadien, drapeau canadien, bouteille de whisky; hélicoptère danois, drapeau danois, bouteille de schnaps. À la santé de ce charmant ennemi, et à la prochaine fois!
En 49 ans, plus de deux douzaines de ministres des affaires étrangères canadiens ont travaillé sérieusement pour venir à bout de ce grave différend. On a même menacé de boycotter les pâtisseries danoises, une mesure extrême qui n’a heureusement jamais été appliquée.
Il aura fallu Mélanie Joly pour retenir la colombe de la paix assez longtemps pour signer un traité. Dans un louable élan d’équité et de gentlemanship, le rocher a été séparé en deux, le long d’une petite rivière qui coule opportunément à peu près au milieu. On a aussi réparti les eaux territoriales, ne restait plus qu’à signer, et tout le monde était content; la photo est superbe. On a bien dit à la presse à quel point la résolution pacifique de ce conflit est un exemple pour le monde.
Si mignons
J’ai l’air cynique, évidemment. Il y a de quoi l’être devant la touchante naïveté de cette jolie histoire. Les sarcasmes peuvent pleuvoir sur ces deux pays fleur bleue qui s’échangent des politesses quand le monde s’écroule. Et oui, mille fois oui, le ridicule est gravé dans l’ADN du Canada.
Néanmoins, ami lecteurtriceouautre, j’avoue me sentir remuée, quelque part au bout de ma clôture, en voyant combien, pour une roche orpheline au milieu de l’Arctique, on peut déployer des trésors de bonne volonté pacifique, voire même rigoler avec l’ennemi pendant presque un demi-siècle. Comme dans les vieux Pif Gadget avec Rahan et Docteur Justice, la bonté et la magnanimité pourraient donc encore surpasser la mesquinerie et l’avidité?
Sur la photo, on pourrait presque y croire.
Parce que si on y croyait, on se remettrait à espérer que la même bonne volonté soit à la table quand les négociations portent sur des forêts millénaires à raser, des caribous à sauver de l’extinction, une invasion mégalomane en Ukraine ou les milliard$ du Qatar qui dévoient une conférence sur le climat. Quand il est question de travail supplémentaire obligatoire, de l’écroulement d’un système d’éducation, ou de décroissance énergétique. Quand on débat à propos de famines dévastatrices ou de génocides.
Sinon, quossa donne d’être mignon?
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