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Héros dérisoires

durée 27 janvier 2025 | 12h22
Eliane Vincent
duréeTemps de lecture 4 minutes
Par
Eliane Vincent

C’est la fin de l’après-midi aux Îles-de-la-Madeleine, on roule vers l’île de la Grande Entrée, sur cette route coincée entre l’océan à gauche et l’océan à droite. Une route qui est une leçon de modestie pour quiconque voudrait prétendre à la puissance de l’Humanité.

C’est mon gendre qui conduit, j’ai tout mon temps pour regarder par la fenêtre. Sur ma gauche, le talus de la route et quelques mètres de dunes et de plage m’évitent de devenir moi-même l’Atlantique.

Mais il s’en faut de peu. Les tempêtes du printemps ont amoché la dune, qui en est restée ouverte comme un labour. J’imagine la vague qui a pris cette bouchée de terre et de roches, s’arrêtant à quelques pas de la route à peine. À ce rythme, les îles seront coupées en deux d’ici pas longtemps. Je ne dois pas être la seule à le penser, parce qu’un peu plus loin, quelques engins jaunes charrient des quartiers de roches impressionnants, et de nombreux travailleurs s’évertuent à consolider la dune.

C’est là que pour la première fois, j’ai ressenti la grandeur de l’héroïsme dérisoire. Sur cet archipel à fleur d’océan, où les humains ne sont guère plus gros que les grains de sable de la plage. Si les changements climatiques font monter le niveau de la mer, la bataille pour se maintenir à flot sera rude pour les Madelinots. Mais ils luttent pied à pied, avec leurs pépines et leur courage pour seules armes, héros dérisoires d’un combat perdu d’avance.

Des héros partout

Depuis ce jour, je vois l’héroïsme dérisoire partout. Il est dans les centres jeunesse, à ramasser des enfants malmenés par la vie, et à essayer de les préparer à retourner dans le monde. Chaque fois qu’on en réchappe un, il en arrive deux. Notre société fabrique plus de poqués qu’elle ne peut en soigner.

Il est en Californie, à jeter des seaux d’eau sur des incendies apocalyptiques, année après année. La Californie est un territoire désertique, qu’on a transformé en jardin pour toute la planète en l’irriguant jusqu’à presque vider un aquifère de 450 000 km2. Pour chaque amande — pas pour chaque amandier, pour chaque amande —, quatre litres d’eau. Notre société réclame du lait d’amandes pour le latte du matin. Pompier est un métier d’avenir.

Il est dans les bénévoles qui donnent leur temps pour que les plus démunis ne soient pas laminés par la roue du capitalisme, celle qui enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. Et à la vitesse où elle tourne, cette roue, héroïsme n’est pas un vain mot.

Il est partout en Haïti, dans ce peuple qui n’en finit plus de se relever et de retomber, dans l’indifférence générale. Il est en Ukraine, qui reste debout face à un adversaire inique et tellement plus gros qu’elle. Il est dans les enfants de Gaza, qui lancent des pierres aux chars d’assaut.

Beauté et dignité

Les héros dérisoires sont les piliers de notre humanité. Ils s’attaquent à des défis insurmontables, et parfois, ils les surmontent. Nelson Mandela a su motiver tout un peuple pour renverser le pouvoir colossal de l’apartheid institutionnalisé. Les Résistants de la Deuxième Guerre mondiale ont sapé la puissance délétère de l’Allemagne nazie. Les femmes de partout dans le monde ont retourné un principe vieux comme le monde, celui du patriarcat, pour que la moitié du genre humain ne soit plus sous la botte de l’autre moitié — je sais, le travail est loin d’être fini.

Quand ils se dressent devant l’obstacle, les héros dérisoires passent pour des illuminés, voire des dangers pour eux-mêmes et pour les autres. Combien de bons citoyens ont pesté devant ces imbéciles qui s’imaginent pouvoir changer le monde en refusant de céder la place à un Blanc dans l’autobus, ou en tendant des filets dans la brume pour abreuver une communauté dans les montagnes?

Les humains sont capables de choses immenses, dans la beauté comme dans l’horreur. À nous tous, nous embellissons le monde et nous le détruisons en même temps. Nous avons des révolutions tranquilles et des conflits meurtriers, nous sommes les pires bullies, et les humanistes les plus dévoués. Nous sommes la Corée du Nord et la Finlande. Nous sommes l’Holocauste et le Printemps arabe. Nous sommes les mines à ciel ouvert et Notre-Dame de Paris.

Et devant l’insurmontable, nous nous serrons les coudes, et nous devenons des héros, même dérisoires. Nous ne baissons pas les bras, nous retroussons nos manches. Je dis ça, parce qu’aujourd’hui, le balancier est en train de repartir à droite. Les acquis de haute lutte sont ridiculisés par une kakistocratie que nous avons nous-mêmes élue au sud, et que nous nous apprêtons à élire au nord aussi, dans notre beau grand pays aux Droits de l’Homme prétendument immuables.

Tout ça au moment même où nous réalisons que nous avons allumé un feu que nous sommes incapables d’éteindre, et où la planète s’apprête à nous démontrer par l’exemple que nous ne sommes pas de taille devant les conséquences de notre propre incurie environnementale.

Il est temps que les manches se retroussent, il est temps de dire non, posément, mais fermement, à la folie insurmontable qui s’étend partout sur la planète, un dictateur élu à la fois. Il est temps que les vouleurs de moins cessent d’être ridiculisés quand ils refusent un voyage en avion de plus, ou la bébelle de plastique qui va supposément changer leur vie.

Il est temps d’être des héros, même dérisoires. C’est dans ces moments-là que nous sommes vraiment des humains.