Délire spatial

Eliane Vincent
Il y a quelques années, j’ai blogué sur l’idée bizarre d’un entrepreneur de génie qui avait trouvé judicieux de dépenser quelques millions pour propulser une Tesla rouge dans l’espace. Quelque temps après, j’ai blogué sur l’idée bizarre de quelques milliardaires qui avaient trouvé amusant de dépenser plusieurs millions pour aller jouer au ping-pong dans l’espace.
Il faut bien ouvrir de nouveaux marchés pour les pauvres milliardaires en mal d’aventure... Chasser des espèces menacées sous le soleil des tropiques ? Fait. Explorer l’épave du Titanic dans un sous-marin privé, quitte à imploser avant d’arriver ? Fait. Débusquer des tribus isolées en Amazonie pour publier leur photo sur Instagram ? Banal. Faire fondre les dernières banquises en réchauffant l’eau de l’Arctique à l’aide d’un bateau de 15 étages ? Pff, même les pauvres le font.
Un milliardaire finit par s’ennuyer. Où aller quand toutes les destinations sont passées de mode ? La réponse coule de source : il faut viser haut, toujours plus haut, là où la plèbe ne peut se rendre, pas assez colossalement riche. Le milliardaire ira dans l’espace, voilà. Et un autre milliardaire va bien sûr lui fournir la fusée, l’équipement, l’entraînement, et même la balle de ping-pong.
Le tourisme spatial est né.
Comme toujours, l’idée a fait des petits, et les joueurs sont déjà nombreux. Voyager en fusée est en passe de devenir aussi quelconque que des vacances à Ogunquit. Les Russes ont même déjà tourné le premier long métrage de fiction entièrement filmé dans la Station spatiale internationale.
Testostérone, vraiment ?
Je ne suis pas une féministe particulièrement militante, mais une part de moi trouvait un certain réconfort à constater que le tourisme spatial était une affaire d’hommes. Un échassier circassien, un vendeur de cossins chinois par correspondance, un trafiquant de cryptomonnaie, les amateurs de sensations fortes en apesanteur étaient jusqu’à maintenant des mâles assumés.
Pour moi, c’était dans l’ordre des choses. La fusée Blue Origin est même en forme de phallus. Difficile de trouver plus masculin. Je pouvais me réjouir que nous, « les femmes », gardions les pieds sur Terre.
Je peux ranger ma fierté de genre dans le tiroir des illusions perdues. Il y a des milliardaires féminines, et elles sont tout aussi avides de tourisme spectaculaire que leurs semblables masculins. À la mi-avril, six femmes sont montées dans le phallus volant pour aller flotter là-haut quelques minutes. La plus flamboyante d’entre elles était Katy Perry, vedette de la pop états-unienne.
Ah ! le progrès
On me demande de saluer la prouesse technique, de reconnaître le génie humain qui en quelques années a rendu possible de placer des amateurs en orbite. On me dit de rêver plus loin que le bout de mon nez.
Dix minutes, plusieurs millions $, pour 100 kilomètres et 70 tonnes tonnes de gaz à effet de serre. Flottant dans sa capsule, la chanteuse a entonné le classique de Louis Armstrong, What a wonderful world. Est-ce que je suis la seule à me dire que chanter la beauté du monde après avoir brûlé des tonnes de carburant est au-delà du paradoxe ? Que dépenser autant d’argent pour 10 minutes de plaisir, alors que les inégalités sociales explosent partout dans le monde, est au-delà de l’obscénité ?
Après avoir cochonné la planète et son atmosphère, voilà que, ne reculant devant rien, nous avons entrepris de cochonner toujours plus loin, « vers l’infini et plus loin encore ». Plus de 130 millions de débris provenant de nos si belles bébelles tournent en orbite jusqu’à 2000 km de la Terre. Oubliez la belle boule bleue qui roule dans l’infini. Vue de loin, la Terre ressemble désormais à un pêcheur sur un lac au mois de juillet à Saint-Bruno-de-Kamouraska. Le nuage de débris n’a rien à envier aux mouches noires.
Suis-je la seule à penser que le concept même de faire du tourisme dans l’espace est au-delà de l’outrecuidance ?
C’est du délire.
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