Rivages
Pierre Sénéchal
L’eau, source intarissable de vie, porteuse de rêves et de cauchemars, avale les époques et les continents laissant choir sur ses rivages des épaves, vestiges délabrés, échos de ce qui fut. «L’Eau c’est fort» me disait mon grand-père Lucien sur un ton qui ne laissait pas place au doute et encore moins à la réplique : né au pied du lac Pohénégamook, j’ai longé à moult reprises ses rives, m’invitant à la saucette, à la baignade et au canotage lorsque le lac enfilait son coat de cuir noir pour afficher son calme tout hospitalier des meilleurs jours d’été, ceux-là mêmes qui nous gardaient à l’abri de la tempête. Pourtant, j’ai toujours eu peur de l’eau.
Profondeurs
Nombreux sont les auteurs qui au fil du temps ont eu recours à la mer comme d’un théâtre d’infortune pour mettre en scène leurs récits et, au gré des personnages qu’ils engendraient, sondant les racoins sombres de l’âme humaine. Qu’on pense à Rimbaud, Hemingway, Lovecraft ou encore Melville. Quoi de mieux que les abysses inexplorés (inexplorable) de la mer pour imager ne serait-ce que symboliquement la psyché humaine que même les lueurs des réverbères de l’occulte, de la spiritualité, de la religion et de la psychiatrie n’ont pu mettre en lumière. À l’aveugle pied nu dans l’obscurité la plus opaque tenant une allumette vacillante entre le pouce et l’index. Une noirceur assourdissante.
Épaves
Que savons-nous réellement de ce qui se passe dans les profondeurs marines, sous la surface de l’eau et dans les méandres tortueux de l’âme humaine ? Ce qui est visible par contre c’est ce que l’on retrouve à l’abandon sur les rivages en rebord de mer, soumis à l’action perpétuelle des vagues et des marées. De ces imprudents qui se seront engouffré avec trop de naïveté et d’imprudence sur ses flots, la mer ne rejettera que restes, débris et épaves broyées. En analogie, depuis quelques années, n’avez-vous pas eu la ‘’vague’’ impression, au gré de vos pérégrinations, d’observer les rivages de nos collectivités de plus en plus jonchées de tout ce que la mer-société aura broyé et rejeté comme ça, par vague et marée, mouvement perpétuel.
Nos rivages sociaux à ciel ouvert sont comme une plaie ouverte, des blessures douloureuses, saignantes, bruyantes. La crise du logement, des opioïdes, les problèmes de santé mentale rejettent un nombre sans précédent de gens à la rue, des migrants de l’intérieur qui n’ont plus leur place nulle part. Et ce rivage … perpétuellement soumis aux vagues, après vagues, après vagues… Comprenez-vous un peu mieux, du moins d’un point de vue métaphorique, pourquoi j’ai si peur de l’eau ? Le meilleur des nageurs n’y survivrait pas, alors imaginez-moi… qui ne sais même pas nager.
«La civilisation est-elle distincte de la barbarie ou bien en est-elle à un stade avancé»
Herman Melville.