Le prince de la rivière Verte
Il était une fois un prince qui voulait bâtir son château au bord de la rivière Verte.
Ce n’était qu’un tout petit prince : il n’avait qu’un habit, qu’un manteau, qu’un chapeau. Il n’avait pas même un cheval pour le porter, pas même un serviteur pour le servir.
Or ce jour qu’il se promenait sur le bord de la rivière Verte, mesurant de l’œil la longueur et la hauteur et l’épaisseur des murs de son futur château, le prince vit un petit chien gris qui s’avançait vers lui en traînant la patte.
—Bonjour, petit chien gris, salua le prince.
—Wof! répondit le chien, et il vint s’asseoir devant le prince.
—Oh! dit le prince, tu as une puce sur ton oreille… Mais ça ne fait rien, même les puces ont le droit de vivre. Tiens, prends ce croûton que j’ai dans ma poche. C’était mon déjeuner, ajouta-t-il en regardant tristement le bout de pain, mais je crois bien que tu as faim encore plus que moi!
Le petit chien gris se jeta sur le croûton et l’avala en trois bouchées. Puis il se rassit, regarda le prince dans les yeux et se mit à remuer la queue :
—Wof!
—Quoi encore? Ah! Bien sûr, tu as soif maintenant, dit le prince. Tiens, il me reste un peu d’eau dans ma gourde.
Le prince prit la gourde de sa main droite, versa l’eau dans le creux de sa main gauche et le chien lapa vigoureusement. En trois coups de langue, il but toute l’eau.
—Wof! jappa-t-il joyeusement. Et il partit en trottinant.
Le prince resta seul au bord de la rivière et recommença à mesurer de l’œil la longueur et la hauteur et l’épaisseur des murs de son futur château. Hélas! Les murs ne seraient pas bien épais, ni bien longs, ni bien hauts. Car c’était un tout petit prince qui n’avait qu’un habit, qu’un manteau, qu’un chapeau. Et comme il n’avait pas de cheval ni de serviteur, son château n’aurait pas besoin d’écurie ni de communs.
Il n’aurait pas besoin non plus de cuisines puisque le prince n’avait plus rien à manger. Et comme il n’avait plus rien à boire, il ne faudrait pas prévoir de saloir ni de fumoir, vu que le poisson salé et le jambon fumé donnent soif…
Le prince, à mesure qu’il pensait à tout cela, voyait les murs de son château se raccourcir, s’abaisser, se rétrécir.
—Je n’ai même pas une princesse qui veuille m’épouser, songeait le pauvre prince. Ni même une bergère qui m’aime en secret. Au fond, est-ce bien la peine de me construire un château?
Alors le prince s’assit tristement sur une pierre et se mit à lancer des cailloux dans la rivière.
—Wif! Wif! Wif! entendit-il soudain derrière lui. Il se retourna : quelle surprise! Le petit chien gris trottinait joyeusement, essayant de japper tout en gardant dans sa gueule les rênes d’un magnifique cheval gris. Le cheval était tout sellé, tout bridé, tout ferré. Le petit chien gris le conduisit jusqu’au prince, déposa les rênes à ses pieds et s’assit en remuant la queue. La puce sauta de son oreille droite à son oreille gauche.
—Waf! Waf! ajouta le petit chien.
Le prince, émerveillé, sauta en selle et fit volter le magnifique cheval. Il le mit au pas, puis au trot, puis au galop et fit un grand tour dans la plaine; puis il revint pour remercier le petit chien.
Mais le petit chien était parti!
Alors le prince descendit de son cheval, qu’il décida d’appeler Grisou, car il était tout gris et aussi vif qu’une explosion.
—Il faudrait bien que je te bouchonne, que je te nourrisse, que je t’abrite, mon pauvre Grisou, dit le prince. Hélas! Je ne suis qu’un pauvre prince, je n’ai jamais appris à soigner les chevaux, et je n’ai pas d’écurie puisque je n’ai pas encore de château…
—Wif! Wif! Wif! entendit-il soudain derrière lui. Le petit chien gris était revenu et essayait de japper tout en gardant dans sa gueule une corde de soie dont l’autre bout était tenu par un serviteur, un colosse! Le serviteur était muet. Le petit chien gris le conduisit jusqu’au prince, déposa la corde à ses pieds et s’assit en remuant la queue. La puce lui sautait sur le dos.
—Waf! Waf! ajouta le petit chien.
Le prince, de plus en plus émerveillé, montra Grisou de la main et aussitôt le serviteur se mit à bouchonner le cheval. Puis il lui arracha une grosse brassée de bonne herbe. Ensuite il prit la corde de soie, plia l’un vers l’autre trois sapins formant triangle et attacha les trois têtes des sapins avec la corde de soie. Cela faisait une hutte verte, dans laquelle le cheval s’abrita pour manger tranquillement la bonne herbe.
—Eh! Bien, se dit le prince, voici que j’ai un serviteur, un cheval et même une écurie. Merci petit chien gris…
Mais le petit chien était parti.
Le prince n’était plus tout seul au bord de la rivière. Il recommença à mesurer de l’œil la longueur et la hauteur et l’épaisseur des murs de son futur château. Les murs ne seraient peut-être pas bien épais, ni bien longs, ni bien hauts. Car c’était un tout petit prince qui n’avait qu’un habit, qu’un manteau, qu’un chapeau. Mais il avait maintenant un cheval et un serviteur aussi, alors il fallait prévoir des communs à son château, et une véritable écurie pour remplacer la hutte de sapin.
—Au fond, est-ce bien la peine de me construire un château? se disait toutefois le prince. Je n’ai même pas une princesse qui veuille m’épouser, ni même une bergère qui m’aime en secret. Et puis mon serviteur a beau être un colosse, il ne pourra me construire un château à lui tout seul…
—Wif! Wif! Wif! entendit-il soudain derrière lui. Le petit chien gris était revenu et essayait de japper tout en gardant dans sa gueule une longe de cuir dont l’autre bout était noué au cou d’un bœuf énorme. Le bœuf était attelé à une grande charrette remplie d’artisans : il y avait des charpentiers avec leurs marteaux, des menuisiers avec leurs équerres, des ébénistes avec leurs ciseaux; il y avait des tailleurs de pierre, des sculpteurs, des couturières, des peintres, des jardiniers… Le petit chien gris mena le bœuf jusqu’au prince, déposa la longe de cuir à ses pieds et s’assit en remuant la queue. La puce se balançait au bout de son sourcil gauche.
—Waf! Waf! ajouta le petit chien.
Le prince était de plus en plus surpris. Il fit un geste de la main, et aussitôt les artisans se mirent au travail : c’était merveille de les voir mesurer, nettoyer, creuser, monter, ajuster, sculpter, coudre, ordonner… Le grand bœuf transportait des pierres énormes, et le colosse de serviteur plaçait des poutres gigantesques. En moins de temps qu’il n’en faut pour le rêver, un château magnifique s’éleva sur le bord de la rivière Verte. Un château avec des murs longs, hauts, épais comme les murs du château d’un grand prince. Et il y avait des écuries, des communs, un saloir, un fumoir, un puits et des jardins pleins de fruits, de légumes et de fleurs.
—Eh! Bien, se dit le prince, voici que j’ai des ouvriers, un serviteur, un cheval et un château magnifique comme en ont les grands princes! Merci petit chien gris…
Mais le petit chien était parti.
Le prince visita toutes les pièces de son château, il marcha longuement dans les jardins, il se promena à cheval dans les allées soigneusement ratissées, il mangea et but, il se coucha et dormit dans le grand lit de plume. Il s’éveilla, son serviteur l’habilla avec de merveilleux habits neufs tout décorés de dentelles et de rubans. Alors il revisita toutes les chambres, remarcha dans les jardins, se refit une promenade à cheval, remangea, se recoucha…
Très vite il devint triste
—Je n’ai même pas une princesse qui veuille m’épouser, ni même une bergère qui m’aime en secret. À quoi bon mon château, mes ouvriers, mon serviteur, mon cheval? Avant je n’avais qu’un habit, qu’un manteau, qu’un chapeau, j’étais un bien petit prince, et j’étais seul. Maintenant je suis un grand prince, mais je suis toujours aussi seul… Si seulement je pouvais retrouver mon petit chien gris! Je voudrais bien le garder avec moi, même s’il a des puces.
—Wif! Wif! Wif! entendit-il soudain derrière lui. Le petit chien gris était revenu et essayait de japper tout en gardant dans sa gueule un gant de satin. Un tout petit gant tout gris, avec trois perles en guise de boutons. Le petit chien gris porta le gant jusqu’au prince, le déposa à ses pieds et s’assit en remuant la queue. La puce était immobile entre ses deux oreilles.
—Waf! Waf! Waf! ajouta le petit chien.
Le prince se demandait à qui pouvait bien servir un si petit gant. Il le prit, le regarda, le tourna en tous sens, le caressa du doigt et le trouva très doux.
—C’est un gant pour une princesse, dit le prince. Et encore, il faudrait que cette princesse n’ait pas la main plus grande que ta petite patte, ajouta-t-il en souriant au petit chien gris.
Alors le petit chien gris pencha la tête un peu de côté puis tendit devant lui sa petite patte, sur laquelle se promenait la puce. Le prince, par jeu, y enfila le petit gant. Et soudain… POUF! Un grand nuage de fumée envahit la chambre. Le prince ne voyait plus rien, et puis la fumée lui piquait le nez et il avait envie d’éternuer!
Mais la fumée se dissipa très vite, et le prince vit que maintenant le petit chien gris était assis sur les genoux d’une princesse toute vêtue de gris, avec des cheveux couleur de sable et des yeux couleur de noisette.
—Bonjour, dit la princesse.
—Bonjour, répondit le prince intimidé. Qui êtes-vous, belle dame?
—Je suis la princesse Perlette, dit la princesse. Une mauvaise fée m’avait changé en puce… Heureusement mon petit chien ne m’a jamais abandonnée. Il m’a transportée sur lui pendant tout le temps où j’ai été ensorcelée. Il m’a nourrie, réchauffée, promenée à travers le monde. Pour que cesse le sort que m’avait jeté la mauvaise fée, il fallait que je trouve un prince qui m’enfile mon gant.
C’est ainsi que le tout petit prince de la rivière Verte, qui n’avait qu’un habit, qu’un manteau, qu’un chapeau, devint un grand prince. Parce qu’il croyait que même les puces ont le droit de vivre, il a maintenant des ouvriers, un cheval, un serviteur, un château.
Je pense qu’il a trouvé aussi une princesse pour l’épouser, et un petit chien gris pour amuser les nombreux enfants qu’ils auront sans doute.
Quant à savoir si quelque part une bergère l’aime en secret, ça… l’histoire ne le dit pas!
Source : Contes et menteries du Bas-du-Fleuve
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